La tombe d'Auguste Coudereau |
Dans la XIXe section du cimetière du Montparnasse, à laquelle on accède directement, quand on vient de Raspail, en prenant la première porte à droite dans la rue Émile Richard, on repère, à son médaillon de bronze représentant la tête d’un beau barbu, la sépulture où repose le docteur Auguste Coudereau, 1832-1882.
Sans sa tête, cependant.
Sans sa tête ?
Parfaitement, sans sa tête, car ce « docteur en médecine, philosophe matérialiste et fondateur de la Société d’autopsie mutuelle » en avait fait don à ladite société, qu’il avait fondée en compagnie de dix-neuf autres éminents membres de la Société d’anthropologie de Paris. Parmi eux un certain Dr Bertillon, qui n’est pas le fameux Alphonse, inventeur de l’anthropométrie judiciaire, mais son père Louis-Adolphe, médecin et statisticien, inventeur de la démographie.
Il fallait avoir dans la Science
une foi bien assurée, pour oser contrevenir aux rites d'inhumation hérités du catholicisme, affirmer de fait la non-existence de l'âme, et signer le testament
prévu dans les statuts de la Société d’autopsie mutuelle :
« Je soussigné, désire et veux qu’après ma mort il soit procédé à mon autopsie, afin que la découverte des vices de conformation ou des maladies héréditaires à laquelle elle pourrait donner lieu puisse servir de guide dans l'emploi des moyens propres à en combattre le développement chez mes descendants. Je désire en outre que mon corps soit utilisé au profit de l'idée scientifique que j'ai poursuivie pendant ma vie. Dans ce but je lègue mon cadavre, et notamment mon cerveau et mon crâne, au laboratoire d'anthropologie, où il sera utilisé de la façon qui semblera convenable, sans que qui que ce soit puisse faire opposition à l'exécution de ces clauses, qui sont ma volonté expresse, spontanément exprimée ici. Les parties de mon cadavre qui ne seront pas utilisées seront inhumées de la façon suivante : ... »Le cerveau était à cette époque l'objet d'un intérêt particulier. Mais si Paul Broca, l'illustre fondateur de la Société d'anthropologie de Paris, avait présenté en 1861 devant les membres de cette Société sa découverte d'un centre de la parole, situé dans la troisième circonvolution du lobe frontal et toujours appelé « aire de Broca », les neuro-sciences étaient cependant loin d'avoir atteint le niveau où elles sont parvenues aujourd'hui.
Les questions qui agitaient le monde scientifique nous paraissent maintenant infantiles : le cerveau d'un « sauvage » est-il différent de celui d'un homme « civilisé » ? Pèse-t-il moins lourd ? A-t-il moins de circonvolutions ? Beaucoup le pensaient, dont Broca lui-même. Il est facile, pour un esprit moderne, de s'indigner de ces recherches qui tendaient à trouver des justifications au racisme. Il faut pourtant se placer dans le contexte de l'époque où la notion de race était admise par tout le monde, ce qui n'empêchait pas les débats passionnés entre des scientifiques avant tout à la recherche de la vérité.
Notre Auguste Coudereau, par exemple, prononça devant ses pairs de la Société d'anthropologie de Paris une conférence intitulée « Sur ce qu'on entend par la civilisation » et publiée dans les Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, II° Série, tome 2, 1867, pages 411 à 428. Il y critique le mot de « sauvage » opposé à celui d'homme « civilisé ».
Qu'est-ce que la civilisation? en quoi consiste-t-elle? L'homme existe-t-il quelque part à l'état sauvage ? y a-t-il même jamais existé? Les Grecs, jadis, appelaient barbares tout ce qui n'était pas Grec. On est aujourd'hui moins exclusif. Il me semble, cependant, que nous sommes encore un peu Grecs sous certains rapports. Quand nous faisons la distinction de peuples civilisés et de peuples sauvages, dans notre pensée le type des peuples civilisés, c'est nous, bien entendu. Nous n'allons pas jusqu'à refuser ce titre aux peuples qui offrent avec nous des traits nombreux de ressemblance ; mais nous appelons volontiers sauvages tous ceux dont les lois et les mœurs s'éloignent notablement des nôtres.Puis, après avoir rappelé que la Science ne se contente pas de termes vagues comme sauvage/civilisé, chaud/froid, mais veut des échelles, une mesure rigoureuse, il rappelle qu'étymologiquement civilisé (de civis, et donc de coire, s'assembler) renvoie à société alors que sauvage (qui vient de sylvus) renvoie à isolement, puis il poursuit :
Cet état [d'isolement] existe-t-il, a-t-il jamais existé pour l'homme ? Je n'hésite pas à répondre : Non ! Au-dessous de l'homme, nous trouvons, en descendant d'un degré l'échelle zoologique, le singe. [...] Or, les singes vivent en sociétés. [...] Je crois la civilisation bien antérieure à l'existence de l'homme.
Auguste Coudereau |
Au point de vue de la civilisation comme au point de vue de l'intelligence, toute ligne de démarcation qu'on essayerait de tracer entre l'homme et l'animal serait éminemment arbitraire; L'homme n'est que le mieux doué, le plus civilisable des animaux, sinon toujours le plus civilisé. [...] Le besoin, c'est le véritable, le seul mobile qui pousse au progrès. C'est lui le vrai, le seul créateur des sciences, des arts, de l'industrie.et même très subversifs lorsqu'il se met à critiquer l'idée selon laquelle le « besoin » serait l'ennemi de l'humanité :
C'est sous l'influence d'une telle doctrine que la civilisation a rétrogradé au moyen âge, grâce aux enseignements du catholicisme et que, protégée par l'inquisition, l'industrie des bûchers fit de si navrants progrès.Auguste Coudereau meurt jeune, à 50 ans à peine, et selon ses dernières volontés son cerveau sera prélevé et examiné sous toutes les coutures, mais il ne révélera rien quant à la source de son génie... De manière générale les observations purement céphalométriques des cerveaux de savants, comparées à celles de cerveaux de « déshérités » ou de primitifs, s'avèrent très décevantes et ne donnent pas les résultats escomptés.
Mais la Science poursuit sa marche. Depuis que le séquençage du génome humain nous a appris que les hommes possèdent 99,9 % de gènes en commun, il est devenu impossible de s'arrêter aux différences visibles. Le docteur Auguste Coudereau se serait certainement réjoui de ce progrès.
Tu vois, Élisabeth, j'ai passé la plus grande partie de ma vie professionnelle à m'occuper des aphasiques, j'ai écrit des articles, des chapitres et même un bouquin, j'ai donné pas mal de conférences, et je n'avais jamais entendu parler de cet estimable précurseur, décédé à 50 ans; alors, pour cela, je te dis : merci et bravo
RépondreSupprimerMerci Jacques ! Moi non plus je n'en aurais jamais entendu parler si je n'étais pas... tombée sur sa tombe, ce qui m'a conduite à découvrir les bulletins de la Société d'anthropologie de Paris.
SupprimerOui, bravo et merci Elisabeth, et : Vive le Docteur Coudereau, qu'aucune paix ne soit due à quelque âme
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