Ces amiraux aux noms parfois étranges ont-ils vraiment tous existé ? Ma mémoire n'est pas d'une fiabilité à toute épreuve... Le dactylogramme que mon père reçut d'un ami pour ses 60 ans en 1983 — le seul document dont je dispose — est certes plus crédible mais il comporte des erreurs de noms. C'est d'ailleurs de ce même dactylogramme que Claude Gagnière s'est inspiré pour l'entrée « Marine (surnoms dans la) » de sa superbe encyclopédie
, parue en 1989.
écrit-il. Et j'ai en effet repéré dans son article les même fautes que celles du dactylogramme qui est en ma possession. Mais je n'ai pas retrouvé tous les officiers de cette liste sur
de l'École navale, certes lui-même incomplet. Par exemple j'y ai cherché en vain le nommé
) qui semble inconnu au bataillon. Dommage ! Mais la question de savoir quelle est la part de la légende et celle de la réalité importe finalement peu. Les jeux sur des noms mystérieux — et peut-être inventés pour certains — sont aussi intéressants que les autres et font appel aux mêmes procédés de fabrication.
Un procédé des plus fréquents est
celui de la traduction : cela peut être du mot à mot, comme avec Mangematin, dit Bouffe
aurore, l'amiral Bied-Charreton dit
Ticket d'Voiturette, le capitaine de frégate
Lemoine des Mares, dit
Le Capucin des Étangs ou l'amiral
Burin des Roziers dit
Bédane des Églantines, constitués de (presque) stricts synonymes.
Le mot à mot devient parfois plus approximatif, comme avec l'amiral
Mercier de Lostende (1860-1950) dit
Épicier de Cancale. On voit que la structure est conservée mais le sens a glissé légèrement, un épicier ne vendant ni rubans ni boutons. Quant à Ostende et Cancale, elles ont en commun les huîtres, mais sont géographiquement distinctes. Ce procédé de décalage est exactement le même que celui utilisé dans les
« chicagos », inventés par Paul Fournel. Autre transposition géographique avec l'amiral Michel
Mollat du Jourdin dit
Crachat du Nil, mais on reste au Moyen Orient. Entre
Roumain de la Touche et
Bulgare de la Mêlée, on devine une conviction de rugbyman, ces phases de jeu s'avérant toutes les deux aussi cruciales. Georges Félix
Mabille du Chesne
ne figure pas dans la liste de mon souvenir ni dans le tapuscrit hérité de mon père. Mais j’ai repéré son nom dans l’annuaire des anciens
de l’École Navale, et je parierais que quelqu'un a déjà eu l'idée de l'appeler
Ma gueule de bois !
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L'amiral Decoux, dit Pan-pan |
Le mot à mot se résout parfois en onomatopée, et le
nom de l’amiral
Jean Decoux, qui fut, excusez du peu, le dernier Gouverneur Général d’Indochine, devient
Pan ! pan ! une fois traduit en langage enfantin (mais réaliste).
Pour le
contre-amiral Octave
Montrelay, une
traduction en langage familier qui devait sonner comme un défi, donnait
Fais
les voir, parfois résumé en
Chiche ! Il y avait deux
Monconduit, Paul-Jules et Tanguy-Marie, mais l’histoire ne dit pas lequel fut nommé
Dutuyau. Villecourt était surnommé de façon charmante bien qu'irrévérencieuse
Le Petit Chose et
Villepelé le petit tondu. Subtile et presque capillotractée, la traduction de
Rossillon en
Rentroitours respecte l’aphérèse du nom initial mais parait moins évidente, aujourd’hui que le MP3 a remplacé le vinyle.
Les traductions du français à l'anglais n'étaient pas oubliées, et le célèbre amiral
Darlan, qui dirigea le gouvernement de Vichy avant Pierre Laval puis retourna sa veste en 1942 avant d'être assassiné la même année, en fut une malheureuse victime, tout comme le comte
d'Harcourt, vice-amiral, et
de Vigouroux d'Arvieux, contre-amiral : ils étaient en effet respectivement connus sous les noms de
Slow Zob, Short Zob et
Old Zob.
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L'amiral Adam |
Enfin, la traduction peut prendre une forme définitionnelle ou explicative. C'est le cas pour
Pérot, dit
la double incongruité. Il convient à son propos d'en signaler une troisième : c'est en effet lui qui commandait le Georges-Leygues lorsque celui-ci coupa le contre-torpilleur Bison en deux le 7 février 1939, faisant dix-huit morts. L'amiral
Faucon ne devait pas être un aigle, puisqu'on l'appelait
le grand calomnié ; l'amiral
Adam était tout simplement...
le premier venu. Quasiment une définition de mots croisés !
Comme son nom l’indique
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L'amiral Tutenuit |
D'autres surnoms sont donnés par pure déduction logique, devenant presque des commentaires sur le patronyme. C'est ainsi que le capitaine de frégate Georges Henri
Ménage était dit
le mari de la femme de, ce qui est incontestable.
Il ne deviendra jamais amiral , quittant en effet la Royale pour l'entreprise Total jusqu’à sa retraite en 1982. Ernest
Papaïx (1855 – 1926), comme ça se prononce, était bien sûr
de père inconnu. L'amiral
Tutenuit devait en effet être bien sourd, pour ne pas entendre qu'on l'appelait
ôte ta main de ta poche. Par contre
Pinelli était connu sous le nom finalement assez flatteur de
tout un programme. Enfin, plusieurs officiers de la noblesse, titulaires d'un nom à tiroirs, bénéficiaient d'un sobriquet qui était à proprement parler un diminutif, comme pour le capitaine de frégate
de Gouyon Matignon de Pontouraude, résumé par
Ces messieurs.
Le surnom peut faire allusion à quelque qualité (ou défaut) de l'officier. Par exemple le capitaine de corvette
Le Tesson était accusé d'être
le voleur de cédille, ce qui n'est pas très élogieux pour son intelligence. Un autre capitaine de corvette, Charles
Dard, était dit
Tout court. Simple et de bon goût, ce surnom fait allusion aux autres d'Harcourt, d'Arvieux, et Darlan cités plus haut. Pour découvrir pourquoi l'on appelait l'amiral
De Penfentenyo de Kervéréguin Bidon Shell, il faut à la fois se reporter aux anciennes publicités de la marque, (voir ci-contre) et savoir que pour cet officier catholique breton doté d'une nombreuse famille, « chaque goutte comptait » en effet ! À propos de catholique, l'amiral
Thierry d'Argenlieu, en religion père Louis de la Trinité, était appelé naturellement
Le Carme naval. Mais également
Ruolz. Pourquoi
Ruolz ? Le Ruolz était un alliage de cuivre, nickel et argent en vogue au début du vingtième siècle pour la fabrication des couverts. Au figuré, c’était... du toc. Donc le Ruolz «
tient lieu d’argenterie » par un contrepet approximatif et proche de l'à peu près avec Thierry d’Argenlieu.
Calembours et contrepets
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L'amiral Salaün, dit Vidu |
D'autres sobriquets utilisent les calembours, par addition ou par soustraction de syllabes. C'est le cas de celui du contre-amiral Jacques
Avice, dit
La vis sans fin. Il faut dire qu'il dépasse tout le monde d’une tête sur les photos. Je me souviens que le surnom de l'amiral
Salaün était parmi mes préférés quand j'étais jeune. On l'appelait en effet
Vidu. Pour comprendre, il faut savoir que le nom breton Salaün, qui veut dire Salomon, se prononce « Salun ». Le calembour
Salaün dit Vidu prend alors tout son sens. Passons au Chef d'État-Major à l'Inspection générale des Forces Maritimes et Aéronavales dans les années 50, qui s'appelait
Hamel. Il devait trouver son surnom d'
Oscar un peu collant... L'histoire ne dit pas si celui de
Pelure faisait pleurer
Doignon, capitaine de vaisseau et commandeur de la Légion d'Honneur, ni si
Hue appréciait qu'on l'appelle
Cocotte. En revanche
Abel pouvait se satisfaire d'être appelé
L'émir, ça ne devait pas être pour des prunes !
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Signature du Concordat |
Les exemples de soustraction de syllabe ne sont pas très variés, car c'est étrangement toujours un peu la même syllabe qui a tendance à disparaître : je ne prendrai que deux exemples : celui de l'amiral
Corda, surnommé
1801. (Il faut bien sûr se souvenir de ce qui s'est passé le 15 juillet 1801 !) et celui du capitaine de corvette
Py, surnommé
grenadine, car Picon-grenadine. C'est un peu différent pour
Houette, dit
Arachide, car là, c'est deux syllabes qui sont sous-entendues !
J'ai gardé pour la fin les contrepèteries, pour lesquelles j'ai toujours eu un faible. Le fameux
Roquebert, dit
Camenfort, nous apporte ses deux fromages sur un plateau contrapétique. Quant à savoir quel était ce Roquebert… Il n’y en a pas moins de cinq dans l’annuaire mais aucun n’y est répertorié comme amiral ! Ce n'est pas le cas de Charles
Salmon, dit
le montre-amiral, ni de l'amiral
Galleret dit
La Faillite, ni de l’amiral
Vatelot, frère de l’illustre luthier, qui était sans conteste un
Matelot de valeur. Ni du contre amiral
Marius Cayol appelé
Caïus Mariolle. Mais j'ai cherché en vain un
Testoris dit
Cliticule. J'aimerais tant qu'il ait existé !