26 mars 2014

De Neumont au Cornet (1)

Tombe de Maurice Neumont
Une sépulture Art déco au cimetière des Batignolles ; figé dans le marbre, le geste graphique d’une signature élaborée ; un petit médaillon de bronze ; il n'en faut pas plus pour exciter la curiosité d’un lecteur de tombes. En fouillant dans le milieu foisonnant des peintres et des dessinateurs du début du vingtième siècle, ce Maurice Neumont devrait être facile à trouver. 
Banco ! le Dico Solo, que possède tout amateur de dessins de presse et de caricatures, nous indique que cet élève de Gérôme — celui des hammams, des gladiateurs et des tanagras — était lui-même peintre, illustrateur, lithographe, et « important affichiste propagandiste » pendant la première guerre mondiale. 
Ses affiches ont effectivement quelque chose de saisissant, qu’il s’agisse d’illustrer le mâle slogan « On ne passe pas ! », de mettre un casque à pointe à une pieuvre prussienne, ou d’inciter le public à verser son obole à une œuvre charitable en faveur du « retour au foyer ». 

Deux affiches de Maurice Neumont (cliquer pour agrandir)

Les yeux de ces orphelins hallucinés par la guerre ont largement de quoi toucher la corde sensible, celle qui est reliée au portefeuille. Maurice Neumont n’était d’ailleurs pas le dernier à mettre la main à ce portefeuille et le Dico Solo raconte qu’il avait organisé chez lui pendant la guerre « une cantine pour les artistes et les familles des mobilisés, qui servira plus de 275.000 repas ». Les « Restos du cœur » avant l’heure, en quelque sorte. La comparaison avec Coluche ne s’arrête pas là puisque notre philanthrope se doublait, contrairement à ce que le style des affiches ci-dessus pourrait laisser penser, d’un humoriste.

Maurice Neumont par Léandre.
Un portrait moins flatteur
que son médaillon.
Avec Francisque Poulbot, Jean-Louis Forain et Adolphe Willette, il est d'ailleurs le fondateur de la République de Montmartre, une «république pour rire» dont le projet est de «faire le bien dans la joie». Il faut admettre que les gens qu'elle réunit ne font pas précisément partie de l'avant-garde artistique ni des dreyfusards. Mais leur activisme montmartrois se veut bienveillant et pacifique, et se limite à des organisations d'arbres de Noël, de bals et de fêtes au profit de l'enfance malheureuse. 

Les mêmes ou quasiment se retrouvent parmi les «cornettistes», c'est à dire les membres du Cornet, une goguette (à ne pas confondre avec guinguette) aussi célèbre que celle du Caveau, et Maurice Neumont ne manque aucun des fameux dîners de cette société, dîners dont il illustre très souvent le menu. Entre 1904 et 1929, il en illustra pas moins de 56 ! 

Un des Menus de Neumont
Le Cornet est mis pour le cornet à dés, symbole du hasard. Maurice Neumont l'a représenté sur le menu ci-contre, agrémenté d'une créature à l'allure assez coquine. En agrandissant, on voit que trois 1 ont été tirés. Le minimum. La présidence du dîner était en effet tirée aux dés, celui qui obtenait le score le plus bas était désigné.

Le Cornet réunissait des artistes, graphistes musiciens ou poètes, mais aussi des hommes politiques, des médecins etc. Il en sera question dans le prochain billet.

21 mars 2014

Pas l'aviateur, l'autre

L'Opéra Royal du Château de Versailles
De tous les André Japy qui ont existé en ce monde, seuls deux ont eu l'honneur d'une page Wikipédia : l’aviateur enterré au cimetière de Passy, répertorié sur le site de Philippe Landru, abondamment pourvu en photos par Google Images, et l’autre. 
Tombe d'André Japy

L’autre était l'architecte en chef de la restauration du château de Versailles, comme on peut le lire sur sa tombe du cimetière des Batignolles (sépulture J. de Bourgogne). Sa page Wikipedia, qui ignore sa date de naissance et se goure sur celle de sa mort, relate sa carrière au Service des Bâtiments civils et palais nationaux, depuis son prix de Rome jusqu’à son chef d’œuvre absolu, la réhabilitation de l’Opéra Royal, une merveille inaugurée par René Coty devant qui furent données Les Indes Galantes de Rameau. Entre ces deux exploits, il y aura eu en 1923 le monument aux morts de Montdidier, hybride imposant d'obélisque et de pyramide supporté par deux poilus, mâles cariatides signées par le sculpteur amiénois Albert Auguste Roze, et l’École supérieure du Génie Rural, avenue du Maine, aujourd'hui ENGREF ou AgroParisTech, bien dans le style des années 40.

Le monument aux morts de Montdidier et AgroParisTech

Mais il y a autre chose à mettre au crédit de notre architecte : quelque chose de plus étonnant, et de plus difficile à découvrir. Il faut remonter pour cela à la veille des années 30, quand Paris commence déjà à être engorgée par la circulation ; l'on décide alors de créer une voie rapide à l'ouest — la première autoroute française ! — et de percer pour cela un tunnel, le tunnel de Saint-Cloud, ce qui ne sera fait qu'en 1939. Devinez qui est chargé du projet ? André Japy bien sûr !


Et il s'exécute consciencieusement, le pauvre. Pourquoi dis-je le pauvre ? Parce que, tout imprégné qu'il est du château de Versailles et des magnifiques jardins de Le Nôtre, j'imagine sa douleur et ses scrupules devant l'obligation qu'il a de défigurer ceux du parc du château de Saint-Cloud, dessinés par le même Le Nôtre ! En effet, le tracé de l'autoroute doit passer juste au dessous du jardin à l'anglaise du Trocadéro, il va y avoir des dégâts. Partagé entre son devoir d'état et son penchant pour l'équilibre, la symétrie, l'harmonie, cisaillé entre son métier d'urbaniste du XXe siècle et sa culture du XVIIe siècle, il est vraiment à plaindre, André Japy. Va-t-il finir schizophrène ? Pas du tout, car il a une idée de génie pour camoufler le mieux possible l'entrée sinistre du tunnel : faire ce qu'aurait sans doute fait à sa place le premier jardinier du Roi, bref aménager le terrain à la manière de Le Nôtre.

À gauche, le nord-est du parc dessiné par Le Nôtre. À droite, une
vue Google Earth du même endroit aujourd'hui. On distingue l'esplanade
du nymphée d'Apollon avec ses deux bassins, à l'entrée du tunnel.

Celui qui se balade dans le parc aujourd'hui, et flâne avec plaisir, malgré le bruit de fond, sur l'esplanade du nymphée d'Apollon, au dessus de l'entrée de l'autoroute, se rend-il compte que c'est là l'œuvre d'André Japy, et non celle de Le Nôtre qui aurait été déplacée à cause des travaux ? Certainement pas, car c'est un endroit charmant, très louis-quatorzième, dans lequel on n'a aucun mal à imaginer quelques précieuses à éventails et robes à paniers se laissant conter des galanteries par de jolis marquis à rubans...

Le nymphée d'Apollon

Rien n'y manque : ni les bassins, ni les statues, ni les gradins, ni les pelouses, ni les escaliers symétriques, ni les balustres, ni la vue : ce nymphée est le plus joli pastiche du monde. Vraiment, Le Nôtre n'a pas fait qu'inspirer Japy, on croirait qu'il a guidé sa main pour en tracer les plans ! 

Alors, pour cet affreux tunnel de Saint-Cloud, triste, noir et puant, on veut bien l'excuser, allez, André Japy.


15 mars 2014

La Vengeance

Le mausolée élevé par Léon Stempowski
Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor : Puisses-tu, inconnu, surgir de mes os en vengeur* ! hurle Didon, la reine outragée, avant de se donner la mort, dans une célèbre imprécation en forme de prophétie, au chant IV de L’Énéide. L’inconnu qu’elle évoque est son futur descendant, Hannibal, qui réalisera cette vengeance lors de la seconde guerre punique.

Cette citation figure — accompagnée de trois points d’exclamation comme s’il fallait rendre cette parole encore plus menaçante — sur l’imposante sépulture élevée par Leon Stempowski pour ses compatriotes polonais du cimetière Montmartre. Juste au dessus, une étoile à cinq branches d’allure vaguement maçonnique porte les mots Usque ad finem (jusqu’à la fin). 

Inutile de savoir plus de latin pour comprendre que ça n’est pas exactement In pace que les Polonais requiescunt ici…

Le côté ouest du tombeau
Quels Polonais ? Des noms sont gravés sur ce tombeau collectif et sur plusieurs autres tombes du cimetière. Des noms d'officiers, de poètes, de médecins, de musiciens, de scientifiques, contraints comme Chopin ou Marie Curie d'abandonner leur patrie pour s'exiler vers tous les pays de l'Europe occidentale, dont la France.
La Prusse, l’Autriche et l’empire russe se partagent à l'époque la Pologne. Les intellectuels polonais, ne supportant plus cette domination, se révoltent au sein d'organisations clandestines, fomentant en 1830, 1848 et 1861 des insurrections très durement réprimées, notamment par les Russes qui font preuve d'une rare cruauté.

Léon Stempowski
et Tranquillin Romanowski
Leon Stempowski, représenté sur ce dessin avec des menottes aux poignets, ne portant que la moitié de sa moustache, de sa barbe et de ses cheveux, et accompagné d'un moine, avait été élu en 1826 maréchal du district d'Ucszyca après ses études de droit. Indigné par la pression fiscale qui s'abattait sur ses administrés, il accueillait volontiers chez lui les conjurés pour des réunions secrètes, et finit par prendre les armes. Traqué par les Russes, il fut mis au cachot, torturé, puis déporté vers les mines de Nezczyn. Alors qu'il s'y rendait à pied, chargé de chaînes, « moribond » et à moitié rasé (humiliation infligée par les Russes aux prisonniers), il traversa la ville de Kiow où le capucin Tranquillin Romanowski le reconnut. Trompant les gardes, il le délivra et le fit passer pour le cocher de sa voiture afin de rejoindre la France avec lui. Cette histoire romantique est racontée dans le livre Les Polonais et Polonaises de la révolution du 29 novembre 1830, de Józef Straszewicz.

Franciszek Sznajde, Józef Bohdan Dziekoński, Józef Zaliwski
Il y a bien d'autres noms gravés sur ce mausolée, comme celui de cet écrivain mystique ici représenté au centre, et ceux du général et du colonel qui l'encadrent, et il y aurait bien d'autres histoires à raconter, mais je ne citerai que celle de Ksawery Bronikowski (1796-1852) activiste politique, journaliste, préfet de police de Varsovie, fondateur de l'Union des Polonais Libres, auteur de Griefs nouveaux  des cabinets européens contre le cabinet russe, co-rédacteur en chef des Chroniques de l'émigration polonaise, etc. etc., car il fut aussi le premier directeur de ce qui deviendrait l'École polonaise des Batignolles, école qui existe et fonctionne toujours, au 15 de la rue Lamandé dans le XVIIe arrondissement. Eh oui, quand on est activiste, on s'active !

L'école polonaise des Batignolles
Cette école aux bâtiments de style Louis XIII est très harmonieuse. On y aperçoit des sculptures de Cyprian Godebski. Le grand poète Adam Mickiewicz lui-même, autre célèbre immigré, en fut vice-président du Conseil. Peut-être qu'avec le recul, Stempowski et ses compatriotes trouveraient, en cette école qui persiste à travers les âges, une vengeance originale et somme toute acceptable.


* Merci à Danielle Carlès pour ses précieuses indications m'ayant permis de choisir une traduction fidèle au texte de Virgile. Son site est à visiter.



14 mars 2014

Le collectionneur

Un char Renault
(cliquer pour agrandir)
C'est une tombe de granit ordinaire dans le cimetière des Batignolles, avec son crucifix horizontal au christ vert de gris. Mais, à côté de ce crucifix, une plaque soudain m'interpelle et même m'interloque. Je me frotte les yeux, ce n'est pas une hallucination : un engin de guerre blindé, un gros char de la marque Renault, y est finement gravé avec ces mots : 
                    Pour Toi ce Char / La Passion de Ta Vie.

Certes, je vois bien qu'un colonel Aubry est ici enseveli, mais tout de même... j'ose espérer qu’il ne s’attendait pas, le pauvre, en passant l’arme à gauche, à retrouver son régiment de blindés dans l’au-delà! Et puis un cimetière, franchement, ce n'est pas l'endroit, n'est-ce pas! Pourquoi pas, tiens, pendant qu’on y est, une plaque avec
Au Paradis un Char l’Attend
ou Tu as enfin Arrêté Ton Char
ou Tank je Vivrai, Ton Souvenir en Moi Restera ?
Ce bref moment de rigolade (qu'on veuille bien me le pardonner) s’étant dissipé, il m'apparaît de plus en plus évident, en y réfléchissant un peu, qu’un être sensé n’aurait jamais gravé cela dans le marbre sans une puissante raison.

Photo du site de Gilles Primout sur la libération de Paris
On la trouve en effet, cette raison, dans l’histoire du jeune capitaine des FFI, Michel Aubry, dix-neuf ans à peine, qui dans l’euphorie de la libération prend possession d’un char allemand. La photo de cet événement se trouve sur l'excellent site de Gilles Primout consacré à la libération de Paris. Étonnante photo! On voit au premier plan sa prise de guerre. C’est un petit char, certes, il n’a même pas de tourelle, on appelle ça une chenillette, mais c’est Le Char de sa vie, et le voilà qui se l'approprie, qui l'escalade, l’arme à la main, sous les regards respectueux et admiratifs de ses hommes, conscients de la portée historique de son acte. Une joie extatique illumine son visage. Ça y est, c’est fait, c’est le plus bel instant de sa vie, il a attrapé le virus, désormais tout ce qu’il entreprendra n’aura pour seul but que de faire revivre ce suprême moment de bonheur, le voilà devenu collectionneur de chars.

Prospectus du
Musée des Blindés
Il restera pour cela dans l’armée où il fera carrière jusqu'à devenir colonel, mais c’est en 1971, alors qu’il est commandant, qu’il parvient à être nommé directeur du centre de documentation sur les engins blindés à Saumur. Avec l’aide d'une bande de passionnés comme lui, il se renseigne sur les épaves d'engins repérées ici ou là, n’hésitant pas s’il le faut à les retirer du fond d'un étang, comme à Parroy, près de Chenevières (voir ce lien), s’attachant à les remettre en état, et enrichissant ainsi le musée des blindés de Saumur, qui de dix pièces en 1970, en atteint déjà cent cinquante en 1975. À sa mort en 1994, c’est plus de huit cents véhicules, dont deux cents en parfait état de marche, qui sont visibles par le public dans ce musée dont il était devenu le conservateur.

Alors oui, la plaque avait une raison profonde d'être sur sa tombe.

12 mars 2014

La tête de cheval


Cimetière des Batignolles.
Cliquer pour agrandir
On sait que le mausolée de l'empereur Qin (IIIe siècle avant J.-C.) contient une «armée d’argile» enterrée, formée par plus de huit mille soldats de terre cuite accompagnés de plus de sept cents chevaux. On sait aussi que dans la mythologie nordique, le merveilleux Sleipnir chevauché par Odin peut franchir sur ses huit jambes la frontière entre le monde des vivants et celui des morts. Bref on sait le canasson volontiers psychopompe.

On ne devrait donc pas être surpris de se trouver nez à museau avec une tête de cheval dans un cimetière, serait-ce celui des Batignolles où reposent par ailleurs André Breton, Benjamin Péret et le Sâr Péladan. 
On l’est pourtant : posée sur une colonne, elle domine la sépulture de deux Papon, Léon et Andrée, qu’accompagnent du même côté Hélène Julliard et de l’autre côté Jamal R. Bouayad, ainsi qu’un mystérieux Olaf, vicomte Van Cleef, le seul des cinq qui n’ait aucune mention de naissance ou de décès, mais il reste la place pour les graver... plus tard. Un petit profil stylisé, au coin de l’œil duquel coule une larme, sépare les deux noms.

Sur la colonne chevaline, deux inscriptions rappellent vaguement quelque chose aux lettrés ou aux habitants du XVIe arrondissement voisins du Trocadéro, le «ou» n’étant pas exclusif et l’intersection des deux ensembles restant toujours possible.

Une face porte en effet les mots :  « Il dépend de celui qui passe que je sois une tombe ou un trésor », et l’autre : « Que je parle ou me taise, ceci ne tiens (sic) qu’à toi, ne viens pas sans désir ».

Cette faute d’accord dorée est irrémédiablement gravée dans le marbre noir. Personne ne semble l’avoir remarquée, pas plus Wikipedia, qui mentionne la tombe, que le site précieux que l’infatigable Philippe Landru consacre aux cimetières. Personne ne signale non plus que les deux inscriptions si malheureusement massacrées sont de Paul Valéry et n’en forment à l’origine qu’une seule, inscrite à l’un des frontons du Palais de Chaillot. Voici la citation rétablie dans son intégrité :
Il dépend de celui qui passe
Que je sois tombe ou trésor
Que je parle ou me taise
Ceci ne tient qu'à toi
Ami n'entre pas sans désir.
Paul Valéry parle ici de l’œuvre et non pas de la tombe : seul le lecteur ami peut la faire parler, en faire sortir des trésors. Sans sa curiosité, sans son désir, elle reste muette comme une tombe. Mais moi qui parle de la tombe comme d’une œuvre, et qui ne manque pas de désir, j’aimerais tant que celle-ci me livre ses trésors !

Détail d'un tableau d'Olaf Van Cleef
Elle l’a fait en partie : car Olaf Van Cleef existe, il est toujours vivant, c’est un peintre original, influencé par la mosaïque et le pointillisme, et surtout par l’Inde où il est connu et apprécié. Ses tableaux sont souvent rehaussés d’or et de pierres précieuses, qu’il connaît bien pour avoir été trente ans conseiller chez Cartier et appartenir à la célèbre famille de joailliers Van Cleef & Arpels, une famille décimée par les nazis. Son grand-père paternel Eduard Van Cleef mourut à Auschwitz. Son père Jack Van Cleef fut sous-lieutenant et résistant au maquis des Glières. Et par une terrible ironie de l’Histoire, sa mère se trouve être une cousine par alliance de Maurice Papon. Faut-il mettre ce fait en rapport avec la présence du même patronyme de l’autre côté de la tombe ? Ceci reste mystérieux, comme la présence étrange de cette tête de cheval.

Dans la mythologie hindouiste, une des incarnations de Vishnou, Hayashirsha, se présente sous la forme d'un homme à tête de cheval. Il descend au fond de l’océan pour y récupérer les Védas volés par deux démons, qu’il tue. Est-ce Hayashirsha qu’a représenté Olaf Van Cleef dans ce tableau ? Qu’importe. Il me plaît aussi que la Tête de cheval reste… nébuleuse.

05 mars 2014

Assez d'infinitifs !


(Contre l'abus de l'infinitif dans une certaine poésie actuelle.)


Avoir enfin trouvé le moyen de « faire poétique »…
S’éloigner pour cela de l’indicatif prosaïque et banlieusard.
Écrire en évitant ce mode vulgairement réel : s’absenter de son présent matériel et grossier, refuser son futur volontariste aux accents obligatoires, faire table rase de ses passés.
S’autoriser quelques gérondifs, comme au début de la phrase précédente, mais avec parcimonie.
S’interdire absolument la violence de l’impératif, insupportable aux oreilles modernes, citoyennes et démocratiques.
Dédaigner, bien évidemment, le subjonctif à l’emphase démodée.
L’écarter d’un revers de plume pour ne pas mourir de ridicule en ayant l’air d’un puriste.
De même, se méfier comme de la peste des élans romantiques et adolescents du conditionnel.
Vider, sans s’en apercevoir, le bébé de l’irréel avec l’eau du bain de ce mode ancien.
Rester près du corps… Vivre en dehors du temps… Voir Venise et mourir…
N’utiliser que l’infinitif… Se cantonner à l’infinitif… Exploiter l’infinitif…
Ça être tellement commode l’infinitif…
Se donner l’illusion, par l’emploi d’un mode impersonnel et l’évitement des pronoms, de ne pas parler de soi. Ne faire en réalité que ça.
Étaler ses sentiments tout en gardant l’air pudique… Laisser entendre avec un air entendu… Prendre des pincettes rougissantes... Bassiner le monde avec ce rythme répétitif... Choisir des phrases courtes et les hacher… Parsemer de quelques points de suspension pour l’aura de mystère…
Penser à éviter le style recette de cuisine, être certain d’y être parvenu.
Se croire original en plus.
Se relire… s’attendrir… semer le résultat sur les réseaux sociaux, comme avec réticence.
Attendre les hommages.

À leur arrivée, se rengorger.