15 mars 2014

La Vengeance

Le mausolée élevé par Léon Stempowski
Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor : Puisses-tu, inconnu, surgir de mes os en vengeur* ! hurle Didon, la reine outragée, avant de se donner la mort, dans une célèbre imprécation en forme de prophétie, au chant IV de L’Énéide. L’inconnu qu’elle évoque est son futur descendant, Hannibal, qui réalisera cette vengeance lors de la seconde guerre punique.

Cette citation figure — accompagnée de trois points d’exclamation comme s’il fallait rendre cette parole encore plus menaçante — sur l’imposante sépulture élevée par Leon Stempowski pour ses compatriotes polonais du cimetière Montmartre. Juste au dessus, une étoile à cinq branches d’allure vaguement maçonnique porte les mots Usque ad finem (jusqu’à la fin). 

Inutile de savoir plus de latin pour comprendre que ça n’est pas exactement In pace que les Polonais requiescunt ici…

Le côté ouest du tombeau
Quels Polonais ? Des noms sont gravés sur ce tombeau collectif et sur plusieurs autres tombes du cimetière. Des noms d'officiers, de poètes, de médecins, de musiciens, de scientifiques, contraints comme Chopin ou Marie Curie d'abandonner leur patrie pour s'exiler vers tous les pays de l'Europe occidentale, dont la France.
La Prusse, l’Autriche et l’empire russe se partagent à l'époque la Pologne. Les intellectuels polonais, ne supportant plus cette domination, se révoltent au sein d'organisations clandestines, fomentant en 1830, 1848 et 1861 des insurrections très durement réprimées, notamment par les Russes qui font preuve d'une rare cruauté.

Léon Stempowski
et Tranquillin Romanowski
Leon Stempowski, représenté sur ce dessin avec des menottes aux poignets, ne portant que la moitié de sa moustache, de sa barbe et de ses cheveux, et accompagné d'un moine, avait été élu en 1826 maréchal du district d'Ucszyca après ses études de droit. Indigné par la pression fiscale qui s'abattait sur ses administrés, il accueillait volontiers chez lui les conjurés pour des réunions secrètes, et finit par prendre les armes. Traqué par les Russes, il fut mis au cachot, torturé, puis déporté vers les mines de Nezczyn. Alors qu'il s'y rendait à pied, chargé de chaînes, « moribond » et à moitié rasé (humiliation infligée par les Russes aux prisonniers), il traversa la ville de Kiow où le capucin Tranquillin Romanowski le reconnut. Trompant les gardes, il le délivra et le fit passer pour le cocher de sa voiture afin de rejoindre la France avec lui. Cette histoire romantique est racontée dans le livre Les Polonais et Polonaises de la révolution du 29 novembre 1830, de Józef Straszewicz.

Franciszek Sznajde, Józef Bohdan Dziekoński, Józef Zaliwski
Il y a bien d'autres noms gravés sur ce mausolée, comme celui de cet écrivain mystique ici représenté au centre, et ceux du général et du colonel qui l'encadrent, et il y aurait bien d'autres histoires à raconter, mais je ne citerai que celle de Ksawery Bronikowski (1796-1852) activiste politique, journaliste, préfet de police de Varsovie, fondateur de l'Union des Polonais Libres, auteur de Griefs nouveaux  des cabinets européens contre le cabinet russe, co-rédacteur en chef des Chroniques de l'émigration polonaise, etc. etc., car il fut aussi le premier directeur de ce qui deviendrait l'École polonaise des Batignolles, école qui existe et fonctionne toujours, au 15 de la rue Lamandé dans le XVIIe arrondissement. Eh oui, quand on est activiste, on s'active !

L'école polonaise des Batignolles
Cette école aux bâtiments de style Louis XIII est très harmonieuse. On y aperçoit des sculptures de Cyprian Godebski. Le grand poète Adam Mickiewicz lui-même, autre célèbre immigré, en fut vice-président du Conseil. Peut-être qu'avec le recul, Stempowski et ses compatriotes trouveraient, en cette école qui persiste à travers les âges, une vengeance originale et somme toute acceptable.


* Merci à Danielle Carlès pour ses précieuses indications m'ayant permis de choisir une traduction fidèle au texte de Virgile. Son site est à visiter.



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