Bon, ben, à tout à l’heure ou dans l’éternité !
Voilà ce que déclarait Vivette, ma mère, à deux de mes sœurs, à la veille de ses 93 ans et d’une opération cruciale.
L’éternité ! Elle avait coutume de l’évoquer devant nous chaque fois que nous nous prenions trop au sérieux à cause d’une contingence qui venait nous perturber : un bobo ? une mauvaise note ? un déménagement qui vous coupe des amis et des lieux qui vous sont chers ? un chat mort ? un doudou perdu ? un train raté ? un objet cassé ? Mais « qu’est-ce que c’est, en comparaison de l’éternité ? » nous disait-elle, histoire de nous consoler.
Et ça marchait !
Confrontés de telle sorte à l’éternité, rien de moins, nous prenions en effet conscience du ridicule de notre petite personne et de l’inconsistance de nos petits malheurs. Inconsistance, c’est justement le mot choisi par Louis Segond pour traduire l’hébreu הֲבֵל (hevel), dans l’Ecclésiaste, un mot rendu aussi par «vanité», «fumée» ou «buée».
Plus tard, mères et père à notre tour, nous avons compris, à la lecture de Françoise Dolto ou d’autres auteurs, que chacun de ces petits événements qui bouleverse un enfant et provoque ses larmes constitue en réalité un deuil véritable. Vivette avait trouvé le remède contre le deuil, et elle nous le transmettait : l’éternité ! En plus de la mise en perspective, du recul, de l’humour, cela voulait dire aussi ce que l’on peut apercevoir d’éternité dans la beauté des créations humaines que sont la musique ou la littérature. N’est-ce pas Jankelevitch qui parlait de «cette divine éternité d'un quart d'heure qui s'appelle la “Ballade en fa dièse” de Gabriel Fauré» ?
Bref nous avons appris, grâce à Vivette, que «la mort enlève tout sérieux à la vie [1]», et que, si l’on mange, boit et prend du plaisir dans le travail, c’est à prendre comme un cadeau, le reste étant finalement assez inconsistant.
Je la remercie donc ici d’avoir fait six enfants dont aucun n’est jamais arrivé à se prendre vraiment au sérieux. Elle-même ne se prenait pas au sérieux et ne prenait d'ailleurs rien au sérieux à part les gens, comme en témoigne sa générosité légendaire.
– Ni les convenances bourgeoises : cela ne la gênait pas par exemple de chanter en pleine rue à tue-tête (et à ma grande confusion) des airs de Don Giovanni en poussant un gigantesque panier en osier à roulettes. Je me souviens aussi d’une fois où elle était invitée au cocktail d’un mariage chic qui se passait à la maison des Centraux à Paris. À la maison des « sans trop » ? s’était-elle écriée. J’espère qu’il y en aura quand même assez !
– La politique, elle ne la prenait certainement pas au sérieux non plus ! Aux élections présidentielles de 1965, Vivette ne voulait ni de Gaulle ni Mitterrand ni Lecanuet, encore moins Marcilhacy ou Tixier-Vignancourt. En sortant, pliée de rire, de l’école où le vote avait eu lieu, elle chantait « j’ai voté Barbu ! » sur l’air des lampions. Marcel Barbu était un patron chrétien utopiste traité de « brave couillon » par de Gaulle. Pas sérieux s’abstenir !
– La vieillesse et ses contraintes, elles-mêmes, elle ne les a pas trop prises au sérieux, même si là, son humour a pu se teinter de noir. Quand ma sœur Nanou lui rendait visite dans sa maison de retraite, elle lui demandait : « quelles sont les nouvelles du monde libre ? »
« Une génération s'en va, une autre arrive et la terre est toujours là [2] ». Vivette a rejoint maintenant cette éternité salvatrice, que je soupçonne être pour elle essentiellement musicale, et « Il ne [lui] faudra pas moins que l'éternité pour admirer la beauté absolue, indicible des choses [3] »
[1] Paul Valéry
[2] L'Ecclésiaste, I,3[3] Léon Bloy, Journal.
❤❤❤
RépondreSupprimerTrès beau et qui reflète si bien votre Maman!
RépondreSupprimerQuelqu'un que je garderai aussi dans mon coeur pour l'éternité.
Merci Marijo.. avec la tienne, que je n'ai pas connue
SupprimerQuelle belle mère tu as eu la chance d'avoir ! Tout s'explique... Meilleures pensėes.
RépondreSupprimerComplicité d'une branche généalogique d'un vivifiant arbre à cames (qui comme le chantonne Martin Granger)
RépondreSupprimern'est pas un art macabre...
J'imagine aisément que ce texte est aussi exaltant à recevoir qu'à offrir.
Je t'accepte en maman d'âme à mon tour (de Babel)
mercicrem, en tous sens.
Bertrandonneur