C’est vraiment la première sur laquelle on… tombe, à gauche en entrant dans le cimetière d’Ixelles. Elle attire comme un aimant à cause de ses bas reliefs montrant que l’homme qui est enterré là était un artiste complet : outre la lyre du poète et le livre du littérateur on croit en effet distinguer non les pinceaux du peintre mais la gouge du graveur. Pas de croix ni de signes religieux, mais les symboles de la franc-maçonnerie : l’équerre, le compas, le fil à plomb et l’œil au centre d’un triangle. Un personnage certainement célèbre vu l’importance de la sépulture et sa situation privilégiée. Alors, qui était Félix Bovie ?
La sépulture de Félix Bovie (cliquer pour agrandir) |
Un bas relief de la tombe de Félix Bovie |
Symboles maçonniques sur la tombe de Félix Bovie |
Né à Bruxelles le 17 septembre 1812, Félix Bovie fut en effet un peintre et un graveur relati-vement connu à son époque. Un peintre tout ce qu'il y a de plus académique, élève de maîtres réputés (Cornelis Koekkoek et Eugène Verboeckhoven), qui courait les salons, voyait ses gravures reproduites dans les meilleures revues de Gand ou d'Anvers, et puisait son inspiration dans les paysages campagnards et les couchers de soleil, qui illuminent sa palette de tons dorés.
Pour peu qu'une ruine se dresse sur une colline en contre-jour et que quelques nuages s'y accrochent, le voilà comblé, et nous aussi, qui reconnaissons là tous les codes de la peinture romantique. Ce n'est pas laid, c'est même beau, c'est habilement fait, c'est très bien composé...
Pour peu qu'une ruine se dresse sur une colline en contre-jour et que quelques nuages s'y accrochent, le voilà comblé, et nous aussi, qui reconnaissons là tous les codes de la peinture romantique. Ce n'est pas laid, c'est même beau, c'est habilement fait, c'est très bien composé...
Félix Bovie, Paysage hennuyer |
Ce n'est certes pas d'une folle originalité, mais honnêtement, je suspendrais bien ces deux-là aux murs de mon appartement, rien que pour l'atmosphère.
Félix Bovie, Paysage animé avec cascade |
Ce monsieur aurait pu continuer ainsi à graver et à peindre jusqu'à sa mort en 1880, pépère, respectable et bedonnant, mais pas du tout ! Le voilà qui abandonne tout soudain la peinture en 1860 dans la force de l'âge — il a 48 ans — pour se consacrer à l'écriture et à la chanson !
Félix Bovie, portrait-charge par Félicien Rops |
Pour expliquer ce revirement, qui pourrait au premier abord apparaître comme un curieux cas de dédoublement de la personnalité, il nous faut ici faire un petit détour du côté de la Société Pantechnique et Palingénésique des Agathopèdes, en abrégé Société des Agathopèdes, à laquelle appartenait notre ami. Tout helléniste traduit immédiatement agathopèdes par « les bons enfants » ou éventuellement par quelque chose comme « hommes de bonne éducation », ce qui n'empêchait pas cette joyeuse confrérie d'érudits de se placer sous le signe du cochon : présidée par un Grand pourceau royal, une tête de cochon figurant sur son blason, elle se réunissait pour de mémorables agapes appelées glandées. Alexandre Dumas, dont on sait qu'il avait un bon coup de fourchette, fut d'ailleurs admis chez les Agathopèdes en 1852, alors qu'il était réfugié à Bruxelles pour échapper à la prison pour dettes. Charles de Coster, l'auteur de La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs en était aussi membre. Il écrira d'ailleurs la préface d'un recueil de chansons de Bovie. Sa tombe se trouve aussi dans le cimetière d'Ixelles.
Comme les pataphysiciens, les Agathopèdes avaient leur calendrier spécifique, dont les mois portaient des noms plus ou moins en relation avec le cochon (boudinal, jambonose, truffose..) ou en rapport avec la gastronomie en général (canardinal, petitpoisidor, cerisidor...) Le peintre Félicien Rops, dont le moins qu'on puisse dire est qu'il officiait dans un genre fort différent de celui de Félix Bovie, faisait également partie de la société. Sur le portrait-charge qu'il a réalisé de son ami dans la revue Uylenspiegel, (illustration ci-dessus, cliquer pour agrandir) on peut lire en haut à gauche, sous un petit dessin de cochon, les mots Éloge du Cochon : c'est le titre d'une chanson écrite par Félix Bovie, certainement chantée lors des banquets agathopédiques. La voici in extenso :
Ab Jove principium(classiques latins)Asinus asinum frégate [sic](les Métamorphoses d’Ovide)
Air d’Aristide, ou de la Bonne vieille (Béranger)
Monsieur Buffon (que le Seigneur confonde !)
Osa nous dire, à l’article Cochon,
Que notre frère est une bête immonde,
Et qu’à la rose, il préfère l’étron.
Le malotru qui lança cette injure
Se doutait-il quand il la débita,
Que tous les goûts sont dans notre nature,
Et le meilleur est celui que l’on a (bis).
Vous me direz : il est couvert de crasse
Il pue au loin, son groin nous fait horreur.
Oui, j’en conviens, on n’aime pas sa face ;
Mais le visage est parfois bien trompeur !
Si le fumier est son seul patrimoine,
S’il est couvert d’un limon dégoûtant,
Le cœur est bon : — l’habit fait-il le moine ?
Riches brocarts couvrent plus d’un croquant.
On l’accusa d’avoir des goûts lubriques,
Dont le récit fait dresser les cheveux ;
De dédaigner les amours platoniques,
Et de boucher des trous incestueux,
Je ne veux pas en faire une rosière,
Un concurrent pour le prix Monthyon !
Mais qui de vous peut lui jeter la pierre
Et lui donner sa malédiction ?
Vieux débauchés, dont la force expirante
Ne répond plus à vos constants efforts,
Vous lui devez la truffe succulente
Qui vient donner du nerf à vos ressorts.
Et vous traitez de goinfre et de vorace
Le doux ami, rognant sur sa portion ;
Vous l’abaissez, et ce faible bonasse
Rêve toujours à votre érection.
Puis ce Cochon, qu’ici bas on décrie,
Sait-il ramper comme un vil courtisan ?
Renia-t-il ses amis, sa patrie,
Pour obtenir un pouce de ruban ?
Sots potentats, idoles qu’on encense,
Se gorge-t-il de vos mets savoureux ?
Fier plébéien, il fuit la dépendance,
Et peut braver vos regards dédaigneux.
Un philanthrope exploitant la misère,
Un séducteur trompant un faible enfant,
Un vil cafard qui souille un presbytère,
Sont plus cochons que ce pauvre innocent.
Mais pour couvrir leur sale turpitude,
Son nom servit de manteau, de plastron ;
Et depuis lors ils ont, par habitude,
Crié : — Haro ! haro ! sur le Cochon.
Voilà qui nous entraîne bien loin des couchers de soleil romantiques sur les châteaux en ruine du Hainaut ! Il paraît donc plus opportun, en conclusion, de choisir pour illustrer cette chanson, le célèbre tableau de Félicien Rops dit La Dame au cochon - Pornokrates
E.C. mars 2015
Un régal! Dans le cochon, tout est bon. D'ailleurs, dans tout cochon, n'y a t'il pas un homme qui sommeille?
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