Une vue de la salle, l'après-midi. Sur l'écran, on reconnaît Cent mille milliards de poèmes, de R.Q. |
Chaque année, l’équipe de recherches sur Raymond Queneau de
l’Université Paris III, dirigée par Daniel Delbreil, et l’Association des Amis
de Valentin Brû organisent à Censier une « journée Queneau » à
laquelle M. et moi ne manquons jamais d’assister (voire une fois de
participer). Hier, c’était la quatorzième. Elle était divisée en deux parties,
la deuxième étant couplée avec le programme de recherche ANR « livre espace de création ».
Entre les deux parties, un déjeuner pris en commun à la brasserie « Village Monge » autour d'une planche auvergnate permet aux participants de lier connaissance.
Après les introductions et informations d'usage, par Daniel Delbreil et Bertrand Tassou, Nadia Khammai attaque par une mise en bouche intitulée Queneau by night, un peu décevante — mais peut-il en être autrement d'un work in progress pris à ses débuts ? — et limitée à la poésie de Queneau. En fait une compilation des occurrences du mot « nuit » dans l'œuvre poétique quenienne, occurrences qu'elle tente de ranger dans la thématique du monde de la nuit urbaine trouble, sale et inquiétant, opposé à celui de la nuit campagnarde plus rassurant, sans vraiment trouver une idée force pour étayer cette thèse. Claude Debon lui suggère d'autres pistes en lui rappelant le fameux vers « Nuit : une syllabe » dont elle n'a pas parlé et qui échappe à sa thématique. Je pense de mon côté à « Un train qui siffle dans la nuit, c'est un sujet de poésie ». Étienne Cornevin rappelle l'opposition quenienne au surréalisme comme irrationalité nocturne et l'ancrage de l'auteur dans Leibniz; Queneau est selon lui « solaire ». D'autres font justement remarquer que l'aube de la « micro aube » (et des éboueurs martiniquais) ainsi que le crépuscule de la « toute petite crêpe » se situent aux limites et ne font pas partie de la nuit. Astrid Bouygues citant Saint-Glinglin ne trouve pas le monde de la nuit campagnarde si rassurant que cela. Et Marie-Claude Cherqui signale que le mot nuit est aussi employé par Queneau à propos du cinéma. Gabriel Saad invoque enfin la polysémie de ce mot.
Jean-Pierre Longre |
C'est ensuite le gros morceau de la matinée, avec Jean-Pierre Longre, dont le sujet, Queneau et Cioran, exercices de doute, est pour le moins inattendu. D'où vient que, lisant Cioran, il pense souvent à Queneau, et lisant Queneau, il pense parfois à Cioran ? Entre les Exercices de style de Queneau et Exercices d'admiration de Cioran, ces Exercices de doute reflètent d'abord les doutes de Jean-Pierre Longre lui-même sur sa propre étude. Car après tout, même si Queneau et Cioran étaient contemporains (8 ans les séparent) et tous deux parisiens d'adoption (l'un venant de sa Normandie, l'autre de sa Roumanie), se sont-ils jamais rencontrés ? Aucune référence à Queneau dans Cioran. Quant aux références à Cioran dans Queneau, elles n'existent que dans le cadre professionnel puisque Queneau lit le manuscrit du Précis de décomposition (publié par Gallimard ensuite) et classe Cioran dans les écrivains européens pessimistes. Si Queneau lit encore les Syllogismes de l'amertume, avec semble-t-il une certaine lassitude, La Tentation d'exister, elle, sera lue par Paulhan. Bref, la relation entre les deux paraît bien mince.
Y a-t-il alors des points de rencontre entre leurs écrits ? Si oui, ils ne relèvent pas d'une influence réciproque mais peut-être d'une intertextualité. Ne peut-on pas entendre une certaine résonance entre ces variations sur la mort qu'écrit Cioran et l'instant fatal de Queneau ? Claude Debon elle-même n'a-t-elle pas comparé, dans une préface, le scepticisme de Queneau à celui d'un Cioran ? Outre le scepticisme, et d'une certaine manière le cynisme (cf. le chien chez Queneau et le chien céleste chez Cioran) Jean-Pierre Longre décèle un autre point commun entre les deux auteurs, la jovialité. Chez Cioran en effet, le cynisme débouche sur le burlesque. Un texte du Précis de décomposition s'intitule « Les dimanches de la vie », selon l'expression de Hegel reprise par Queneau dans un titre de roman. Et de citer un poème du Chien à la mandoline, « Les dimanches haïs favorisent la poésie » :
Que faire en ce jour plein de nuages ?
Écrire un poème peut-être
Cela présente l'avantage
De cultiver les belles-lettres
Le chapitre VI d'Histoire et Utopie de Cioran ne peut-il pas être comparé à Une Histoire modèle de Queneau sous l'angle d'une citation d'Hésiode sur l'âge d'or ? Il est intéressant de voir comment l'un et l'autre envisagent le caractère cyclique de l'Histoire. Ce sont des points de vue de philosophes, qui n'excluent pas le sourire narquois en direction de la Philosophie qui se prend au sérieux.
Je me rends compte que mes notes sont tellement nombreuses que je ne vais jamais finir ce compte rendu : alors citons encore ce saisissant parallèle entre la phrase de Cioran « Le réel me donne de l'asthme » et l'ontalgie propre au héros de Loin de Rueil, Des Cigales ; l'amour commun pour les exercices littéraires (Cioran disait — je ne garantis pas l'exactitude de la citation — « Pour mon malheur, j'ai cru que l'âme était tout, alors que ce sont les mots ») ; Le sentiment d'étrangeté ou atopia qu'ils ont aussi en commun, etc. Bref c'était un exposé remarquable et convaincant qui n'a pas manqué de provoquer la discussion.
Le premier à intervenir est un jeune et impressionnant philosophe dont je regrette de n'avoir pu noter le nom : { mise à jour du 10 février : il s'appelle Aurélien Demars, auteur d'une thèse sur Cioran }
il place au dessus de Queneau et Cioran un commun Kojève, puisque Cioran a lu les textes de Kojève sur Hegel ; on connaît par ailleurs l'influence de Kojève sur Queneau et sa conception de l'Histoire.Sur la question de savoir si Queneau a pu rencontrer physiquement Cioran, il apporte une information intéressante : tous les deux ont fréquenté le salon littéraire de Mme Tézenas du Montcel, où l'on rencontrait aussi des Michaux, des de Stael, etc. Ils ont pu s'y croiser.
On apprend dans la foulée que James Sully, l'auteur de Pessimism, était une lecture commune à nos deux auteurs. Le pessimisme est une notion inventée par Fréron (l'ennemi de Voltaire), réinventée ensuite par Schopenhauer puis Coleridge. Cioran s'en est démarqué, il ne supporte pas qu'on dise de lui qu'il est pessimiste et différencie comme Sully le pessimisme d'idée du pessimisme vécu, qui est sans progrès.
Autre référence commune, celle de Puech dont Queneau suivait les cours sur la Gnose au Collège de France.
Un divertissement bienvenu — et musical — nous est offert par Étienne Cornevin en fin de matinée, avec un parallèle entre Queneau, Cami et Boby Lapointe.
Après le déjeuner nous attaquons, beaucoup plus nombreux qu'au matin, la deuxième partie de la journée d'étude, intitulée Queneau : expérimentations poétiques, perspectives graphiques.
Claude Debon commence, avec L'Histoire d'un livre, de François Arnal et Raymond Queneau, conçu entre 1961 et 1964 mais édité seulement en 1999. C'est l'histoire simplifiée de la collaboration entre un écrivain et un peintre, avec ses paradoxes. Le livre qui est « en train de se faire » est déjà fait. À l'origine de la création du livre, il y a la poétique (matérialité du livre, apparition des personnages, contraintes) de Queneau lui-même, et les réflexions sur les problèmes de la critique contemporaine. L'autonomie du livre serait plus grande que celle de son créateur. C'est l'époque où Queneau se détache en effet un peu des systèmes et des « livres à contrainte ». C'est aussi la réalisation potentielle d'une œuvre d'Arnal.
Robert Massin prend sa suite. Ici, je dois révéler que Massin est à l'origine de mon intérêt pour la typographie, qui date de l'édition de 1963 des Exercices de style de Queneau (je n'avais pas encore quinze ans). J'étais donc particulièrement impatiente de l'entendre, et un peu émue aussi. Il raconte qu'il était Directeur artistique chez Gallimard depuis trois ans lorsqu'il s'est lié d'amitié avec Queneau, et commence par évoquer la conception d'un autre livre, Cent mille milliards de poèmes, qui eut deux sources d'inspiration: d'abord les « têtes folles », ces albums pour enfants dans lesquels on pouvait mélanger la tête d'un personnage avec le ventre de l'autre et les jambes d'un troisième, et qui avaient inspiré Queneau. Ensuite une publicité pour le Bon marché (qu'il nous montre et qu'il avait apportée à Queneau) conçue selon le même principe. La difficulté de conception de Cent mille milliards de poèmes est évidente : il fallait éviter que les languettes, qui correspondent chacune à un vers, ne se chevauchent. Aussi Massin reconnaît-il avec modestie que le principal mérite de l'ouvrage revient au relieur, qui s'appelait Angel (et qu'eux appelaient « Angel pur et radieux »). Il créa pour cela une sorte de « peigne » géant.
Massin en vient ensuite au fameux Exercices de style : avec la même modestie, il rend à Jacques Carelman la paternité de l'idée de cette édition : ne pas faire d'illustrations à proprement parler, mais des exercices de style parallèles en dessins, en peinture, en sculpture, en typographie. Il nous montre un exemplaire de tête, pour lequel Jacques Carelman avait imaginé un habillage — au sens propre, puisque il s'agit d'un costume à carreaux croisé et fermé par le fameux bouton ! L'illustre Pierre Faucheux a lui aussi réalisé un Exercices de style, totalement différent de celui-ci, et que l'on nous montre à l'écran. Massin nous parle ensuite de la Typographie expressive, concept américain appliqué aux Exercices et qu'il mit à nouveau en œuvre, toujours pour Gallimard, dans une édition de La Cantatrice chauve de Ionesco. Il est émouvant de l'entendre dire que la découverte de la typographie expressive à l'occasion des Exercices est contemporaine pour lui de la révélation de la musique baroque et des variations en musique.
Pierre Duplan lui succède ou plutôt dialogue avec lui. C'est un professeur honoraire de l'école Estienne. Aussi modeste que Massin, il ne se veut, pas plus que lui, typographe, ayant «appris en faisant». (Il est tout de même l'auteur de Pour une sémiologie de la lettre, aujourd'hui rééditée par Perrousseaux sous le titre Langage de la typographie parce que les lecteurs ne comprendraient pas, (!) et sous une horrible couverture...). Il raconte sa rencontre avec Massin, qu'il avait invité à faire une conférence sur la typographie expressive, justement, à propos de La Cantatrice chauve. Beau compliment, Ionesco disait qu'il ne voyait plus sa pièce que comme elle était devenue sur le papier. Il nous montre surtout divers ouvrages réalisés sous sa direction, dont les Voyelles de Rimbaud, livre «aléatoire» articulé aux quatre côtés au moyen de baguettes de plastique. Un livre impossible à éditer, évidemment ! J'adore surtout entendre ce vieux monsieur raconter la libération que fut pour lui l'informatique. «Enfin on est libres de faire ce qu'on veut ! Avec l'ordinateur on ne dépend plus des autres. On ne fait plus une esquisse et une réalisation, on fait tout ensemble». Pour La Cantatrice chauve, dit-il à Massin, «tu avais dû tout dessiner, recalculer à la machine à calculer avant de le donner à l'éditeur, c'est un travail épuisant, inintéressant. Heureusement, maintenant il y a l'ordinateur».
C'est enfin le tour de John Crombie, ex aequo à ce concours de modestie puisqu'il se définit comme un simple «concocteur de livres». Et quels livres en effet ! En plus d' Un conte à votre façon, dont nous est présentée la plaque de gravure en lino de la couverture, c'est à lui qu'on doit la version en anglais de Cent mille milliards de poèmes. Après avoir relaté ses échecs successifs dans le découpage des lamelles, il raconte cette anecdote : le texte original de Queneau figure en bas à gauche en petits caractères. Mais c'est en fait la première édition du VRAI texte quenien, sans les coquilles jamais corrigées par Gallimard, et c'est à lui qu'on la doit !
Mais le temps passe, Massin doit en vitesse gagner la galerie L'entresol, pour ne pas risquer de rater le vernissage de sa propre expo. Nous nous séparons donc sans avoir eu le temps de poser des questions ou de feuilleter les livres apportés...
Quant au prochain colloque Queneau, il aura lieu à Liège en novembre.
Je me rends compte que mes notes sont tellement nombreuses que je ne vais jamais finir ce compte rendu : alors citons encore ce saisissant parallèle entre la phrase de Cioran « Le réel me donne de l'asthme » et l'ontalgie propre au héros de Loin de Rueil, Des Cigales ; l'amour commun pour les exercices littéraires (Cioran disait — je ne garantis pas l'exactitude de la citation — « Pour mon malheur, j'ai cru que l'âme était tout, alors que ce sont les mots ») ; Le sentiment d'étrangeté ou atopia qu'ils ont aussi en commun, etc. Bref c'était un exposé remarquable et convaincant qui n'a pas manqué de provoquer la discussion.
Aurélien Demars |
il place au dessus de Queneau et Cioran un commun Kojève, puisque Cioran a lu les textes de Kojève sur Hegel ; on connaît par ailleurs l'influence de Kojève sur Queneau et sa conception de l'Histoire.Sur la question de savoir si Queneau a pu rencontrer physiquement Cioran, il apporte une information intéressante : tous les deux ont fréquenté le salon littéraire de Mme Tézenas du Montcel, où l'on rencontrait aussi des Michaux, des de Stael, etc. Ils ont pu s'y croiser.
On apprend dans la foulée que James Sully, l'auteur de Pessimism, était une lecture commune à nos deux auteurs. Le pessimisme est une notion inventée par Fréron (l'ennemi de Voltaire), réinventée ensuite par Schopenhauer puis Coleridge. Cioran s'en est démarqué, il ne supporte pas qu'on dise de lui qu'il est pessimiste et différencie comme Sully le pessimisme d'idée du pessimisme vécu, qui est sans progrès.
Autre référence commune, celle de Puech dont Queneau suivait les cours sur la Gnose au Collège de France.
Un divertissement bienvenu — et musical — nous est offert par Étienne Cornevin en fin de matinée, avec un parallèle entre Queneau, Cami et Boby Lapointe.
Après le déjeuner nous attaquons, beaucoup plus nombreux qu'au matin, la deuxième partie de la journée d'étude, intitulée Queneau : expérimentations poétiques, perspectives graphiques.
Une page de L'Histoire d'un livre |
Robert Massin prend sa suite. Ici, je dois révéler que Massin est à l'origine de mon intérêt pour la typographie, qui date de l'édition de 1963 des Exercices de style de Queneau (je n'avais pas encore quinze ans). J'étais donc particulièrement impatiente de l'entendre, et un peu émue aussi. Il raconte qu'il était Directeur artistique chez Gallimard depuis trois ans lorsqu'il s'est lié d'amitié avec Queneau, et commence par évoquer la conception d'un autre livre, Cent mille milliards de poèmes, qui eut deux sources d'inspiration: d'abord les « têtes folles », ces albums pour enfants dans lesquels on pouvait mélanger la tête d'un personnage avec le ventre de l'autre et les jambes d'un troisième, et qui avaient inspiré Queneau. Ensuite une publicité pour le Bon marché (qu'il nous montre et qu'il avait apportée à Queneau) conçue selon le même principe. La difficulté de conception de Cent mille milliards de poèmes est évidente : il fallait éviter que les languettes, qui correspondent chacune à un vers, ne se chevauchent. Aussi Massin reconnaît-il avec modestie que le principal mérite de l'ouvrage revient au relieur, qui s'appelait Angel (et qu'eux appelaient « Angel pur et radieux »). Il créa pour cela une sorte de « peigne » géant.
Exercices de style circule dans l'assistance |
Pierre Duplan montrant le poème pour bègue de Jean Lescure |
Un libre-mobile de John Crombie |
Mais le temps passe, Massin doit en vitesse gagner la galerie L'entresol, pour ne pas risquer de rater le vernissage de sa propre expo. Nous nous séparons donc sans avoir eu le temps de poser des questions ou de feuilleter les livres apportés...
Quant au prochain colloque Queneau, il aura lieu à Liège en novembre.
cela a dû être une bien belle journée, d'après ton reportage !
RépondreSupprimerOui ! Mais fatigante. La salle n'était pas faite pour tant de monde et on étouffait littéralement :-)
RépondreSupprimerÀ Liège, tu dis ? :-D
RépondreSupprimerMais oui, à Liège, en tout cas c'est ce que j'ai entendu annoncer !
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