29 novembre 2015

Pataphysique de l’Apéricube®

Vos amis sont lents à se dégeler à l’apéritif ? Pour accélérer les effets du Martini®, du Campari® orange ou du Frontignan®, joignez l’utile à l’agréable en leur offrant, en plus des Pringles® et des cacahuètes de rigueur, quelques Apéricubes® qui stimuleront à la fois leurs papilles et leurs neurones grâce aux questions posées à l’envers de leur emballage.

Jouissif pour qui se rappelle le massacre poisseux auquel donnait lieu l'ouverture des premières portions de Vache qui rit®, un très ingénieux système de languette permet en effet le dépiautage propre et instantané de l’enveloppe plastico-métallique de ce petit polyèdre de frometon, en une surface déployée en tau, comme une marelle sans Paradis. Cette enveloppe révèle au verso une série de questions de culture générale dont la réponse figure — à l’envers — au dessous de chacune, ou presque.

Versos d’enveloppes d’Apéricubes®.
En haut : Qui est l’auteur ? En bas : Lesquels des frères Weasley ?

C’est ici que vous pouvez (à peu de frais) initier vos invités à la Pataphysique.

Prenez d’abord soin de les détourner de la vulgarité, qui consisterait à s’intéresser aux questions-réponses intactes (et d’autant plus triviales que les réponses, même sens dessus-dessous, restent lisibles). 

Ces réponses manquent en général cruellement d’intérêt : non seulement tout le monde sait  quelle partie du corps soigne la gastro-entérologie quelle rivière [sic] arrose la ville de Toulouse, ou quel est l’auteur de Bons Baisers de Russie, mais à l’heure où tout le monde a son smartphone à portée de main, il est trop aisé de combler, via Google et Wikipedia, l’éventuelle lacune ou le trou de mémoire intempestif, pour venir abonder la connaissance vulgaire.

Orientez plutôt vos hôtes vers la résolution de problèmes autrement plus enthousiasmants pour l’esprit et utiles pour la Science, en leur proposant les véritables énigmes que posent les textes créés aléatoirement par la languette de dépiautage. Car cette languette a entraîné dans sa course un morceau plus ou moins important de la pellicule de plastique adhérant au papier d’alu, celle qui porte justement les textes imprimés ! Les questions tronquées par cet arrachage prennent alors une dimension intéressante, demandent une réflexion poussée, entraînent parfois des discussions acharnées, une passion soudaine parmi vos convives. Voilà la Science en marche. C’est exactement ce que vous souhaitiez !

Ces quelques exemples de questions vous prouveront l’extrême intérêt de la démarche. Essayez de répondre sincèrement, mobilisez ce qui dans votre boîte crânienne n’a pas encore été atteint par le décervelage général, trouvez les Solutions Imaginaires ! 

1. Lesquels des frères Weasley ?
2. Qui est l’auteur ?
3. Sur quelle surface les joueurs ?
4. En cuisine, comment ?
5. Dans quelle ville se trouve la statue ?
6. De quel pays est-il ?
7. Dans quel sport s’illustre ?
8. Dans quel film ?
9. Quelle musique ?


En attente de vos réponses créatives, votre

Élisabeth Chamontin.



19 novembre 2015

J'ai rencontré le père Noël

Hier soir, j’allais chez une copine, une copine de vingt ans, chez qui je devais retrouver quatre autres joyeuses survivantes de l’heureux temps post minitel où nous avions fondé internenettes.fr, avant même que le mot « blog » ait été inventé. J’ai donc pris d’abord le bus 80, dans l’intention de changer pour le 32 à l’arrêt Pasquier. Et dans ce 80, j’ai remarqué un noble vieillard, de stature imposante, dans un de ces larges sièges que prévoient maintenant les bus. Il n’y était pas avachi, mais installé comme s’il était sur un trône, et son port de tête attestait une souveraineté spirituelle, sinon temporelle. Son visage bienveillant était éclairé par une barbe blanche magnifique, des sourcils et une moustache de même couleur. À Pasquier, il descendit en même temps que moi et nous cherchâmes de conserve l’arrêt du 32, qui était tout proche.

Là, nous eûmes la désagréable surprise de lire sur le panneau électronique indiquant les délais d’attente, qu’il nous faudrait poireauter dix-huit minutes dans les courants d’air avant le prochain bus. Assis sur le banc de cet abri Decaux nouveau modèle — visiblement conçu pour qu’on n’ait pas la tentation d’y rester plus de quinze secondes — nous nous préparâmes à cette attente, moi branchée sur FB et Twitter via mon Samsung, lui au téléphone avec quelqu’un pour prévenir qu’il allait être en retard. Dans ces cas là, on lie forcément conversation. J’appris donc vite que mon voisin se rendait au temple de Passy à une répétition du Requiem de Mozart devant être donné le soir suivant en mémoire des victimes des attentats. Je lui dis que j’aurais pu être moi-même en train d’assister à une performance de Ein Deutsches Requiem, de Brahms, si je n’avais pas été invitée chez ma copine. — «Quelle œuvre magnifique», me dit-il et nous voilà causant musique et musiciens pendant une dizaine de minutes, évoquant Alfred Cortot, son piano maintenant au Brésil, Jacques Thibaut, sa copine Jeanne Isnard qui fut prof de violon de ma sœur, et que sais-je encore.

Ce n’est que quelques minutes avant l’arrivée du 32 que cet ancien architecte, adepte de Bla Bla Car et choriste mozartien, dont je croyais déjà tout connaître, me révéla la vérité de son être. Car ce monsieur EST le père Noël, le vrai ! pas un de ces crétins avec la barbe en coton mal collée sur une gueule d’ado retardé, non, le vrai, le seul, le grand, d’ailleurs je l’avais bien senti avant même qu’il ne m’adresse la parole !

Bon, d’accord, avec les attentats ils n’a plus le droit de se balader en costume. Ces connards d’islamistes prennent en effet le père Noël pour un symbole chrétien, quel manque de culture ! Mais il revêt ce costume entre le Printemps Haussmann et la Grande Récré, pour la plus grande joie des enfants qui peuvent toujours essayer de lui arracher sa barbe ! Pour mieux me le prouver, il m’a offert sa photo dédicacée et m’a invitée à liker sa page Facebook. Le bus arrivant, bondé, nous fûmes rapidement séparés. J’ai passé une bonne soirée avec mes cinq internénettes, et en rentrant, j’ai liké la page. Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre le père Noël !

06 novembre 2015

Une lune dans le Beffroy

Intervention au Colloque des Invalides du 6 novembre 2015
sur le thème « Oubliettes et revenants »

« kinkina boursouflail peintrail vanitail, souperbouss médiocritail ! », déclare l’homme de la Lune au Cousin Jacques devant les toiles du salon de peinture de 1787[1]. Ce dernier, qui connaît la langue pour avoir fait au moins trois cent soixante sept fois le voyage vers cet astre, traduit pour ses lecteurs : «c’est donc ici que se rassemblent tous les chefs d’œuvres de l’art ?».

Extrait du Cousin Jacques hors du sallon
Procédé classique : l’utopie, l’uchronie, l’humour, permettent de faire passer plus agréablement la pilule de la critique de mœurs. Ainsi notre auteur, sorte de blogueur prérévolutionnaire, publie-t-il dès 1785 une sorte d’almanach, intitulé Les Lunes du cousin Jacques, dont Montgolfier fut le premier abonné. Les Lunes sont suivies jusqu'en 1791 par Le Courrier des planètes et Les Nouvelles Lunes. Dans ces journaux, il donne libre cours à sa fantaisie, accumulant poèmes, plaisanteries, charades, logogriphes, potins, romances et nouvelles. 

Titre du premier numéro des Lunes, et
extraits de numéros suivants
Fantaisie, ou plutôt sérieux pataphysique, lorsqu'il propose une solution imaginaire pour résoudre les problèmes urbanistiques de Paris : c’est une ville nouvelle, construite au dessus de la vieille sur une plateforme, mais pour éviter les conflits, «peuplée uniquement de gens paisibles & honnêtes, sans égoïsme, sans envie, sans effervescence, sans ambition» ce qui exclut évidemment les médecins et fait donc qu’on y meurt moins. 

Ou alors quand il décrit cet enfant de Manheim qui «a le derrière conformé de la manière la plus bizarre et la plus extraordinaire» car «chacune de ses fesses […] est réellement un visage» dont les bouches «ne laissent pas de parler ensemble». Il précise, détail qui tue, que «la fesse droite paraît plus philosophe que la fesse gauche». Le problème, c’est que l’enfant ne peut pas s’asseoir.

Extrait du poème « maman fille»
Ce plagiaire par anticipation publie un poème de plus de trois-cents vers rimant en alternance sur les deux mots maman et fille ; fait une utilisation quasi oulipienne des points de suspension ; transcrit dans les dialogues de Turlututu, empereur de l’Isle verte, le patois de sa Picardie natale[2] d’une façon qui fait irrésistiblement penser au Paysan des Exercices de Style[3] de Raymond Queneau ; et maîtrise parfaitement le latin macaronique, comme le prouve cette fausse attestation d’un «curé flamand». «Ego Curatus & Prêtrus sanctæ Ecclesiæ Romanæ, […] post habere factum lecturam Ouvragi intitulati : Turlututu, ou la Science du Bonheur, compositi per Cousin Jacquum, nihil trouvari in isto Libro quod esset oppositum bonis moribus, Religioni Catholicæ & Gubernamento […]. Signatus, P. Baptista Vandeer-Pouff du Trognon, Prêtrus-Curatus[4]

Ses préfaces, dédicaces et autres péritextes, fourmillent de trouvailles onomastiques, tel Messire Ives de Kerkorkurkailadek Kakabek, seigneur de Konkalek Kikonikar, censé avoir écrit les notes d’une de ses œuvres[5].

Un refrain du Cousin Jacques
Ces plaisanteries ne sont pas du goût de tous, et le Cousin Jacques, qui se qualifiait lui-même d’auteur de mauvais genre, n’est pas vraiment apprécié par ses pairs. La Correspondance de Grimm et de Diderot le traite même de «lunatique», autant dire timbré !

Mais c’était avant son premier gros succès populaire en 1786 avec Les Ailes de l’Amour, une comédie dont les airs de vaudeville, qu’il compose lui-même, deviennent de vrais tubes qu’on fredonne dans la rue. Les produits dérivés (poufs, bonnets et gobelets) se vendent comme des petits pains. 


Bastille du patriote Palloy — 1790.
Musée de Coutances.
Cette popularité, et son engagement en faveur de la révolution, le désignent pour écrire un Précis exact de la prise de la Bastille, qui fait encore référence aujourd’hui. Il y travaille extrêmement sérieusement, recueillant divers témoignages et croisant ses sources. L’article est tiré à cinquante six mille exemplaires.

Son plus grand succès est une pièce de théâtre, Nicodème dans la Lune, représentée plus de quatre cent fois de suite. Elle fait la fortune du théâtre mais ne lui rapporte que mille six-cents livres. Son héros arrive dans la Lune à bord de la Galiote du firmament. Là haut, une révolution est aussi en cours mais celle-là est pacifique...

La Galiote du Firmament
N’a-t-il pas l’air gentil, le Cousin Jacques ? Ce doux rêveur, naïf et voltairien, était un Picard de petite noblesse, Louis-Abel Beffroy de Reigny, qui, fort de ses études à Louis-le-Grand — en compagnie de Robespierre et Camille Desmoulins — et riche de quelques années d’enseignement, ne demandait qu’à vivre de sa plume, qu’il avait alerte et gaie.

Louis-Abel Beffroy de Reigny,
dit Le Cousin Jacques.
Mais la Terreur en décide autrement, le voilà ruiné, triste, rempli de sombres pressentiments et hanté par la guillotine. Il publie La Constitution de la Lune, rêve politique et moral, ainsi que le Testament d’un électeur, pas drôles du tout, et ne doit qu’à son frère député de ne pas être arrêté par le «comité de sûreté générale».

Il meurt oublié, l’est encore aujourd’hui. Puissent les cinq minutes des Invalides redonner un peu de vie au Cousin Jacques, qui avait une lune dans le Beffroy. 


E. C.

[1] Le Cousin Jacques hors du Sallon, folie sans conséquence, à l’occasion des tableaux exposés au Louvre en 1787. 
[2] Le comique de Turlututu, empereur de l’Isle verte, sa pièce la plus achevée,  vient notamment du contraste entre les registres de langage paysan et noble. 
[3] À cause de l’utilisation à la première personne de la forme verbale plurielle avec un sujet singulier : comparer « j’avions pas de ptits bouts de papiers avec un numéro dssus, mais jsommes tout dmême monté dans steu carriole » avec « J'étions ben tranquille, dieu marci ! dans not' moulin; et pis v'là q'tout d'un coup, comme je r'venions du marché, à califourchon su' ma bourrique, qu'un tas d'monde m'entoure et pis me r'luque, comme eune bête curieuse; et pis, v'là qu'après m'avoir salué comme une r'lique, i' m'faisont monter su' la charrette que v'là » 
[4] Cité par les remarquables éditions Plein Chant, sur leur site web. 
http://www.pleinchant.fr/marginalia/bfevrier/cousinjacques/1cureflamand.html 
[5] Les Petites Maisons du Parnasse (1783-1784)