28 avril 2014

Georges Mathias et ses élèves

Sépulture de Georges
Amédée Saint Clair Mathias
Sur une sépulture sans d'autre intérêt que son dix-neuviémisme, quelques mots gravés sous un nom arrêtent mon regard : Compositeur de musique, Professeur au Conservatoire. Qui était donc ce Georges Mathias ? Pourquoi n'est-il pas connu ? Quelles œuvres a-t-il bien pu écrire ? Questions excitantes, vous en conviendrez, pour un lecteur de tombes !
Georges Mathias, jeune
lithographie de Colsmann
Wikipédia nous apprend qu'il avait été pendant cinq ans l'élève de Chopin : voilà qui redouble mon intérêt pour ce monsieur, peut-être le dernier à avoir pu transmettre une idée de ce que pouvait être le style du Maître. Selon Joël-Marie Fauquet, auteur du Dictionnaire de la musique en France au XIXe siècle, il savait même assez de piano  grâce à l'enseignement de Chopin pour être dispensé d'étudier cet instrument au Conservatoire ; il fut inscrit directement en classe de contrepoint avec Jacques-Fromentin Halévy, et en classe de composition avec Berton et Barbereau. Mais c'est bien une classe de piano que Georges-Amédée-Saint-Clair Mathias (c'est son nom complet) prend en charge lui-même au Conservatoire de Paris de 1862 à 1887, soit pendant vingt-cinq années, de l'âge de 36 ans à celui de 61 ans.

Georges Mathias âgé
En vingt-cinq ans, on a le temps d'en former, des élèves ! Et puisque c'est à l'élève qu'on juge le maître, examinons un peu la postérité de Georges Mathias : on constate qu'il a formé quelques pianistes brillants, comme Isidor Philipp, auteur  de « nombreux ouvrages didactiques de valeur », qui fit carrière aux États-Unis, Raoul Pugno, moins connu que Nadia Boulanger mais avec laquelle il a collaboré, José Tragó, ami d'Isaac Albéniz avec lequel il jouait à deux pianos, Alberto Williams, pianiste et compositeur argentin, Teresa Carreño, (tiens, une femme), pianiste et compositrice vénézuélienne qui avait joué devant Abraham Lincoln, Ernest Schelling, l'enfant prodige, pianiste et compositeur américain qui fut ensuite élève de Paderewski, Alfonso Rendano, pianiste et compositeur italien, James Huneker, un Américain auteur de plusieurs ouvrages de critique, Camille Chevillard, gendre puis remplaçant de Charles Lamoureux à la direction de l'orchestre du même nom, Camille Erlanger, qui gagna le Prix de Rome contre Paul Dukas avec sa cantate Velleda. Enfin, et c'est là que ça commence à devenir intéressant, Eugénie Barnetche, Erik Satie et Paul Dukas.

Camille Erlanger, James Huneker, Isidor Philipp
Ernest Schelling, Alberto Williams, Camille Chevillard
José Tragó, Teresa Carreño, Raoul Pugno


Eugénie Barnetche — dont on peut trouver sur Gallica une Romance sans paroles pour piano seul intitulée Sois bénie ! — n'était autre en effet que... la belle-mère d'Erik Satie. Elle avait donc été l'élève de Mathias chez qui elle envoya son beau-fils à qui elle essayait d'inculquer le piano. Le résultat fut immédiat : « L'enfant prend aussitôt en haine la musique et le conservatoire » écrit une biographe de Satie. Quant à Paul Dukas, dont tout le monde connaît l'Apprenti sorcier à cause de Fantasia, le film de Disney (hélas) mais bien peu le reste des œuvres, voici ce qu'il écrit de son passage chez Mathias :
« Pendant ce temps, j'étais entré, pour satisfaire mon père, dans la classe de piano de Mathias. Bien qu'au bout d'un an on m'eût pris comme élève, je profitai aussi mal de son enseignement que de celui de Dubois. Je ne fus jamais admis à concourir. »

Paul Dukas, Erik Satie

Deux fortes têtes, qui prouvent que la transmission n'est pas automatique... Mais dans la mesure où la postérité a jugé, en consacrant ces deux rebelles plutôt que leurs collègues plus dociles, on est en droit de se demander si Georges Mathias était le meilleur pédagogue du conservatoire de Paris.

Georges Mathias, professoral
Sa nécrologie, parue en 1910 dans le journal spécialisé Le Ménestrel, retrace sa brillante carrière.
« Comme virtuose, Mathias fut presque un enfant prodige; son talent était d'ailleurs très réel, très personnel, et sans imiter Chopin, dont, au surplus, l'imitation n'était pas facile, il avait su largement profiter de ses leçons. De bonne heure il s'occupa de composition : entré au Conservatoire, dès l'âge de seize ans, dans la classe de contrepoint et fugue d'Halévy, et plus tard dans celle de composition de Berton, il obtint un premier accessit de fugue en 1847, et l'année suivante concourut à l'Institut pour le prix de Rome. »
Il le rate et l'article poursuit :
« il partagea son existence entre les succès du virtuose et les travaux du compositeur, travaux qui lui valurent aussi de vifs succès. Ses œuvres sont nombreuses, quelques unes fort importantes, et toutes remarquables au point de vue de la forme. On ne saurait les citer toutes [...] : une symphonie à grand orchestre; deux ouvertures, Hamlet et Maseppa ; deux concertos pour piano et orchestre ; cinq trios pour piano, violon et violoncelle; cinq morceaux symphoniques pour les mêmes instruments; trois sonates pour piano; deux séries de vingt-quatre et de dix études pour piano ; puis des romances sans paroles, des valses de concert, des marches et un grand nombre d'autres pièces de piano. »
C'est à la fin que l'auteur de la nécro  « se lâche », pour employer cette horrible expression à la mode :
« Mathias, qui avait une très haute opinion de lui-même, ce qui est permis à tout artiste de grand talent, n'a eu que le tort de le laisser trop voir dans des Souvenirs publiés par lui dans un journal il y a une dizaine d'années. Souvenirs écrits dans un français barbare et barbaresque. Parlant de Kalkbrenner, il dit ingénument : "Il a été une des grandes figures de son temps, le dernier représentant de la plus belle école de piano (maintenant c'est moi)." Et ailleurs, rappelant Zimmermann : "Zimmermann m'aimait beaucoup, et disait que mon talent était de l'or en barre." »
Voilà qui donne une autre idée du maître... Imbu de sa personne, plus préoccupé de sa carrière, de son œuvre et de son piano que vraiment attentif à ses élèves. On ne peut s'empêcher de comprendre la réaction de Satie et de Dukas ! Heureusement qu'il est totalement impensable qu'on puisse rencontrer de nos jours ce genre d'artiste dans nos conservatoires...


Georges Mathias





12 avril 2014

De Neumont au Cornet (2)

Comme on l'a vu dans le post précédent en découvrant Maurice Neumont, le Cornet était une importante goguette. Cette société d'entraide avait été fondée en 1896, au retour des obsèques d'un ami poète, et dans un bistrot, par quatre Montmartrois :

La Nichonnette, musique de
Paul Delmet
Chanson de B. Millanvoye
(cliquer pour agrandir)

1. Georges Courteline, (1858-1929) immortel auteur des Gaîtés de l’escadron et de nombreuses comédies. Ses « romans tableaux »  à l'écriture alerte, en forme de sketches, n'ont pas manqué d'inspirer les cinéastes. On parle beaucoup d'infra-ordinaire en ce moment : eh bien Courteline en était un spécialiste ;
2. Paul Delmet, (1862-1904) compositeur et interprète de plusieurs romances connues aux mélodies délicieusement surannées qui furent reprises par Tino Rossi. On peut en écouter sur YouTube : par exemple L'Étoile d'amour, le célèbre Envoi de fleurs et Charme d'amour ;
3. Bertrand Millanvoye (1848-1913) auteur de La Belle Espionne, des Coquines, et d’une Anthologie des poètes de Montmartre dans laquelle on trouve quelques uns de ses vers, par exemple ceux-ci :

                         Je voudrais bien être rentier
                         Pour être imbécile à mon aise.
                         Pour rester, le cul sur ma chaise,
                         Béatement, le jour entier !

                         N'ayant plus de rêve en chantier,
                         Je deviendrais très vite obèse;
                         Je voudrais bien être rentier,
                         Pour être imbécile à mon aise.

                         J'attirerais dans mon sentier
                         Une maigre et frigide Anglaise,
                         Aux yeux de brume, au cœur de glaise,
                         Qui rirait avec un dentier ;

                         Je voudrais bien être rentier !

et 4. Albert Michaut, un chansonnier, auteur de pièces de théâtre jouées au Grand-Guignol qui était aussi... commissaire de police ! Il écrivit les paroles de l'hymne du Cornet et en devint président en 1920, à la mort du précédent, Ernest Grenet Dancourt. Le commissaire est bon enfant !

Têtière de la revue Le Cornet à partir de 1928

Les « Cornettistes » se réunirent fidèlement chaque mois pendant presque quarante ans, à environ une centaine de convives, dans divers restaurants successifs, autour d'un repas aussi soigné que bien arrosé et suivi d'une séance de lecture ou d'un concert de chansons et de romances. Les menus de ces repas étaient somptueusement illustrés par les membres, dont Maurice Neumont qui fut comme on l'a vu l’un des plus prolifiques.

À chaque dîner, on tire aux dés (avec un cornet) le nom de celui qui aura l’honneur de présider le prochain. On tire également une tombola, qui rapporte chaque fois plusieurs centaines de francs. Le droit d'entrée au repas, de 25 francs en 1927,  n'est pas négligeable, et les finances sont rigoureusement tenues, faisant l’objet de comptes rendus scrupuleux dans la revue mensuelle de la goguette, appelée elle aussi Le Cornet.


Portrait de Courteline jouant avec son théâtre de marionnettes,
par Charles Léandre, auteur de nombreux portraits-charge
qui illustrèrent Le Cornet.

Limitée en général à quatre pages seulement, elle fait le portrait du nouveau président du dîner, donne des nouvelles des membres, liste les admissions et les candidatures, annonce les événements, les concerts ou les expositions des membres, publie parfois textes ou poèmes, tient la rubrique nécrologique. Elle paraîtra régulièrement de novembre 1905 à avril 1936 soit pendant plus de trente ans ! Ses portraits-charges, souvent signés de Charles Léandre (1862-1934), constituent au fil des mois et des années une galerie qui en dit, sur chaque caricaturé, aussi long sinon plus qu'une biographie.

« Le portrait-charge est un portrait souligné, on pourrait dire un portrait intense ; le détail caractéristique  n'est pas toujours celui qui se voit le plus. Mais quand on tient ces détails révélateurs, quelle lumière tout d'un coup ! On pourrait dire qu'on arrive à une interprétation qui est mieux que la ressemblance » dit très bien Charles Léandre, cité par le Dico Solo. Souvenez-vous de lui lorsque vous passerez à Montmartre dans l'avenue Junot, devant l'entrée de la Villa Léandre, cet endroit ravissant où l'on aurait tous envie d'habiter.

« Les dames ne sont pas invitées », précise souvent l'annonce du dîner dans les premiers numéros du Cornet. Et pour cause : on n'y parle que d'elles, et de toutes les façons possibles... Elles finiront cependant par l'être parfois, les idées évoluant au Cornet comme ailleurs.

Autoportrait de Charles Léandre
Parmi les membres du Cornet, il faudrait encore citer Fernand Gottlob (1873-1935), qui illustra justement Courteline et collabora à de nombreuses revues de l'époque : Le Journal pour Tous, Le Rire, Le Sifflet, L'Assiette au Beurre, etc. ; Misti (Ferdinand Mifliez, 1865-1923), peintre, lithographe, sculpteur, dessinateur, affichiste et « compositeur pianiste par intuition », toujours selon le Dico Solo ; Louis Vallet, connu pour ses dessins archi-élégants de chevaux, d'officiers chics et de petites femmes, qui sont quasiment des dessins de mode. Antoine Paul Taravel, dit Xavier Privas, 1863-1927, chansonnier, dont j'offre la Chanson des heures aux amateurs de disques qui grattent. Il faudrait en citer tellement d'autres ! Mais parce qu'il faut bien finir, je terminerai par Ernest Grenet Dancourt lui-même, le premier président du Cornet : c'était un homme très laid mais très drôle, auteur de comédies à succès, dont je vous conseille entre autres le poème « Coco »
Pourquoi m'est-il si cher ? Parce que son nom constituait le remarquable aptonyme anagrammatique suivant :