Oui, ce sont des démons. L’un descend, l’autre monte.
À chaque nuit son jour, à chaque mont son val,
À chaque jour sa nuit, à chaque arbre son ombre,
À chaque être son Non, à chaque bien son mal,
Oui, ce sont des reflets, images négatives,
S’agitant à l’instar de l’immobilité,
Jetant dans le néant leur multitude active
Et composant un double à toute vérité
Raymond Queneau
Le 28 août 1940, Raymond Queneau
note dans son Journal
cette phrase énigmatique : « Bien embarrassé avec M. Phosphore ». Il
s’agit d’un projet parmi d’autres auquel il travaille en pleine guerre, et dont
l’ébauche, sous la forme d’un acte et demi d’une pièce de théâtre, vient de paraître,
plus de soixante ans plus tard, illustrée de dessins de Jean-Marie Queneau.
Raymond Queneau note le 1er
septembre qu’il a fait un nouveau plan de l’ouvrage, et le 3 qu’il « va
s’y remettre », ce qui montre combien le sujet lui tient à cœur. Quel
sujet ? Un sujet d’actualité et un sujet de tout temps, mais un sujet éminemment
sérieux, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que du problème du Mal.
L’intérêt du Transcendant (c’est
le cas de le dire) Satrape pour la Métaphysique est ancien, ses lectures en
témoignent. De janvier à mars 1920 il s’est attaqué à la Bible et le 18 mai note
dans son Journal « L’homme est le jouet de forces inconnues,
aveugles et changeantes ».
En 1921, étudiant en philo, il est plongé dans Leibniz et note le 19 février «
Je me suis lancé en peine métaphysique. Deuxième grande crise depuis le début
de l’année. »
Durant toutes les années vingt il s’intéresse au gnosticisme, à la littérature
hébraïque, à la théosophie, aux sagesses chinoise et hindoue, lit et relit Guénon,
tout en se nourrissant parallèlement des Fantômas, de Léon Bloy, de
Jarry, de Mac Orlan ou de Pawlowski. Il connaît aussi Les Rêveries d’un
païen mystique de Louis Ménard, dans lequel figure un intéressant dialogue
avec Satan, non sans rapport avec notre sujet. Il a déjà un bagage solide.
Dans les années 30, il complète
ses connaissances avec du Guénon, encore, (Le Symbolisme de la Croix, Les
États multiples de l’Être), des ouvrages sur la mystique de l’Islam, la
pensée chinoise, la spiritualité hindoue, les mystères d’Eleusis, l’Ancien
Testament, l’Apocalypse, les Évangiles apocryphes, et dévore en même temps
moult livres scientifiques, philosophiques, littéraires, modernes ou classiques.
En 1940, Queneau a 37 ans et a
déjà publié plusieurs romans majeurs. Mobilisé, d’abord dans un bureau puis en
cantonnements successifs lors de la débâcle, il ne cesse à aucun moment de lire,
et quelles lectures ! De quoi scandaliser quelques ubuniversitaires, jugez
plutôt !
De l’existence de Dieu, de
Lagneau, La Pratique de la Présence de Dieu, du frère Laurent de la
Résurrection, Vie et enseignement de Sri Ramana Mahaishi par Narasimba
Swami, L’Homme et le Sacré de Caillois, Le Livre des Dieux et du monde
de Salluste, Evangelicum [sic] secundum Mattheum, Evangelicum [sic]
secundum Marcum, tout ça en latin bien sûr, Le Mariage d’amour de St
François de Sales de H. Bordeaux, L’Évangile de Lisieux de Zeller, Le
Miracle inouï de Fatima de Castelbranco, Les Profonds Mystères de la
Cabale divine de Gaffarel, Histoire d’une âme de Sainte Thérèse de
Lisieux, sur laquelle il est très élogieux et qu’il cite longuement, Pensée
pour chaque jour du mystique flamand Ruysbroeck, L’Imitation de
Jésus-Christ de Lamennais, Le Cantique des cantiques par Pouget et
Guitton… etc. etc.
Que cherche-t-il à travers ces
lectures ? Pas seulement la satisfaction de son désir encyclopédique, ou
la documentation nécessaire à l’élaboration de ses écrits, n’en déplaise à ceux
que la publication du Journal avait un tant soit peu déstabilisés et qui
préféraient glisser sous le tapis la poussière bondieusarde d’un auteur qu’on
croyait jusque-là avoir à peu près cerné. Queneau, au moins pendant cette
période troublée, « cherche la Vérité ».
Et il la cherche par tous les moyens, catholiques ou pas catholiques, oratoires
ou laboratoires : prière du Notre Père en latin et en français, assistance
aux vêpres, récitation du chapelet (il constate à cette occasion la « force
de la répétition ») mais aussi pratique de la méditation transcendantale
selon les coutumes hindoues.
À propos de la recherche de la « vérité » – il ne
s’agit même pas de cela, au sens rationnel. Et ne pas oublier qu’il s’agit de
la réalisation d’un état déjà réalisé (préexistant, intemporel). Je ne cherche ni le salut, ni la libération,
ni la béatitude ; je n’y avais jamais pensé. C’est la logique qui m’attira vers
Dieu, c’est-à-dire la notion de vérité.
Que la Vérité puisse être atteinte – Ineffable ! –
avec l’aide d’actes ou de dévotions, c’est ce que je n’aurais pu autrefois
comprendre.
D’une lucidité et d’un « dégagement » étonnants vu la période
qu’il est en train de vivre, Queneau ne se fait par ailleurs aucune illusion
sur les Français en temps de guerre, leur versatilité, leur antisémitisme,
leurs « putaneries ». Il observe le Mal en action et s’interroge.
C’est aussi ce que font les « personnages »
de Monsieur Phosphore.
Quand apparaissent sur scène
Lucifer, Satan, le Diable et l’éponyme Monsieur Phosphore, ni le temps ni
l’espace ni le Mal n’existent encore. Ils sont dans l’état « préexistant,
intemporel », que cherche à « réaliser » Queneau. C’est pendant
qu’il travaille à Monsieur Phosphore, que le Transcendant Satrape écrit justement
le fameux poème « L’explication des métaphores » qui éclaire ce dont
il est question dans la pièce.
Si
je parle du temps, c’est qu’il n’est pas encore,
Si
je parle d’un lieu, c’est qu’il a disparu,
Si
je parle d’un homme, il sera bientôt mort,
Si
je parle du temps, c’est qu’il n’est déjà plus,
Ces quatre personnages, ou ces
quatre aspects du même personnage, sont donc des anges au début du premier acte.
Pas encore des démons. Lucifer est le plus beau d’entre eux, et son nom
signifie en latin « porteur de lumière ». Satan ou en hébreu « l’adversaire »
ou « l’accusateur », est l’envoyé de Dieu sur terre afin de
« tenter » ou de tester Job puis le Christ et qu’on identifie à
Lucifer. Le Diable ou Diviseur, également identifié aux deux autres, nous est
déjà apparu dans Les Enfants du limon.
Enfin, histoire de mettre un peu de grec dans ces noms latins ou hébreux, Monsieur
Phosphore, dont le nom est l’exact synonyme de Lucifer, n’est qu’un angelot,
« tout petit », humble, naïf, droit, mais sensé et raisonneur, (il
phosphore !), c’est-à-dire tout le portrait du héros Quenellien comme Pierrot dans
Pierrot mon ami.
Que font ces anges ? Ils
tirent les tarots,
un jeu de lames inventé par Lucifer à la gloire de Dieu et qui résume tout
l’Univers. Ce que leur annonce le tarot n’est pas bon. Le Temps, l’Avenir, le
Mal, la Mort. Qu’est-ce donc que le Mal ? se demandent-ils.
Les réponses à cette question
sont diverses. Le mythe de la chute des anges, qui en apporte une à laquelle
Queneau fait là évidemment allusion, trouve son origine dans le livre d’Hénoch,
livre non canonique qui commente librement Genèse, 6,1-4.
Deux cents « anges », épris des filles des hommes, s’unissent avec elles et en
ont une descendance, les Géants. Dieu envoie quatre archanges pour les punir. Cette
punition est décrite dans une vision d’Hénoch comme la chute d’astres
brillants (d’où Lucifer) dans un gouffre. Tous les maux de l’humanité
proviennent de cette faute.
Un appui biblique vient, fort heureusement
pour les Pères de l’Église, renforcer cette histoire avec Isaïe, 14,12
et Origène peut attribuer la chute des anges à l’orgueil. Ce mythe, très utile
à l’Église puisqu’il préserve la toute-puissance de Dieu en attribuant le Mal
aux mauvais anges, serpent compris, tout en évitant le piège du dualisme, a
fait couler beaucoup d’encre, et de peinture.
La Gnose, fondée, elle, sur le
dualisme du bien et du mal, de l'esprit et de la matière, s’en est évidemment
emparée : comme ce qui est imparfait ne peut émaner du parfait, le Mal et
la matière ne peuvent provenir de Dieu, d’où la nécessité des anges déchus, et
du premier d’entre eux, le démiurge, créateur de la matière.
Anatole France, dans La
Révolte des anges, s’inspire de la Gnose et de Marcion
tout en adoptant un point de vue original. Le démiurge Yaldabaoth qu’il décrit
et identifie à Yahvé est injuste et cruel, c’est son attitude qui a causé la
chute des anges sur terre, d’où leur révolte contre lui. La vengeance finale de
Lucifer est amplement justifiée. Le « prince de lumière » Lucifer remplace
alors sur le trône l’« ange des ténèbres » qu’est Yaldabaoth, et Anatole France
résout le problème de l’alternance par l’abdication réfléchie de Lucifer, constatant
avec sagesse que c’est l’exercice même du pouvoir solitaire qui est la source
du Mal.
Si Queneau s’inspire lui-aussi de
la Gnose, il s’écarte nettement du mythe mais garde la même sympathie que
France pour Lucifer : les anges de Monsieur Phosphore sont tout
sauf des révoltés. Ils passent leur temps à louer Dieu et ne comprennent pas
très bien ce qui leur arrive avec la Création. Ils ne désirent pas les filles
des hommes mais savent parfaitement qu’on leur imputera cette faute. Ils
répugnent à créer l’enfer et les supplices, mais s’y résolvent, du bout des
ailes, par pure abnégation, obéissance, et amour de Dieu. Pourquoi donc
sont-ils « punis » ?
Pour leur excès de monothéisme !
Lorsque,
dans la scène IV de l’acte I, Lucifer apprend que la nature divine et la nature
humaine fusionneront dans l’incarnation, il crie au blasphème, (Dieu
mourir !) s’indigne, et refuse l’injonction de l'archange Michaël de s’incliner
devant l’Homme. C’est parce qu’il applique à la lettre le « tu n’auras pas
d’autre dieu que moi » que Lucifer est « puni ». « Je ne
m’inclinerai pas, je ne suis pas un idolâtre » s’écrie-t-il avec courage à
la fin d’une tirade qui est un vrai Credo.
À quoi le tout petit Monsieur Phosphore acquiesce. « Je ne m’inclinerai
pas non plus ».
L’acte II de Monsieur
Phosphore, inachevé, voit la chute des anges, tête la première, et reprend presque
mot pour mot le poème des Ziaux intitulé « Lucifer parle », à
ceci près que les cinq premiers vers sont dits par Lucifer, les quatre suivants
– dont deux qui manquent dans le poème – par Satan, les trois suivants par le
Diable, et le dernier par Monsieur Phosphore, avec une légère variante qui ne
manque pas d’humour, ni d’humilité : « me voici diable, ou du moins
diablotin. Je ne croyais pas tant faire ».
Mon
désastre écroulé
transperce l’univers
Je
m’effondre vaincu rabotant les Ténèbres
Autour
de moi la nuit gicle en un pus noirâtre
Je
fonce vers la boue et l’étreinte du Temps
Construit
dans le bourbier une Prison de Glace
Le
Mal est donc présent il faut s’y habituer
J’aurai même à parfaire une œuvre fort
inepte
Mon
corps déjà rougit comme les écrevisses
Bouilli
dans l’eau des pleurs de mon humanité
Exsudant
les opiats de tous les désespoirs
Me
voici diable… Je ne croyais pas tant faire
La scène III de l’acte II voit
un passionnant débat théologique entre les quatre nouveaux diables. Et c’est le
modeste diablotin monsieur Phosphore qui, par la force de son raisonnement, va
contribuer de façon essentielle à ce débat, en réfutant logiquement tous les
arguments de ses camarades.
Qu’est-ce que le Mal ? Ce
n’est pas la révolte des anges, puisqu’elle est nécessaire au plan divin. Ce
n’est pas non plus le péché originel car il permet l’incarnation
(« Tu en auras la tête écrasée », dit aimablement monsieur Phosphore au
Diable, faisant allusion à la Femme écrasant celle du Serpent). Ce n’est pas le
meurtre de Caïn, car il aimait Dieu, même s’il l’aimait mal. Ce n’est
pas plus la masturbation (le « péché d’Onan ») car il n’y a pas de
mal à se faire du bien et ce n’est pas pour cette raison qu’Onan est puni, mais
pour avoir enfreint la loi qui lui enjoignait d’épouser sa belle-sœur. La conclusion
s’impose : sans la Loi, pas de
Mal ! Ce qui renvoie cette fois à Saint Paul et à son Épitre aux
Romains.
La Loi est-elle péché ? Pas du tout ! Mais je n’aurais
pas connu le péché s’il n’y avait pas eu la Loi ; en effet, j’aurais ignoré la
convoitise si la Loi n’avait pas dit : Tu ne convoiteras pas.
La théologie est, on le voit,
éminemment pataphysique. C’est sans doute la raison pour laquelle les
fondateurs du Collège, sans parler de certains de ses membres récemment
disparus, s’y sont tellement intéressés.
La pièce interrompue nous
laisse hélas sur notre faim. Heureusement, comme toujours, Raymond Queneau
avait soigneusement noté son plan : le troisième acte devait donc consister
en la tentation du Christ
et son échec, le quatrième évoquant les temps modernes (vaste programme) et
sans doute « l’énormité du Mal » à travers la guerre. À la fin,
monsieur Phosphore, qui n’est pas un « mauvais diable » (ce qui
rappelle Purpulan dans Les Enfants du limon) sera « sauvé » eu
égard à son humilité. Queneau compte même le faire devenir théologien.
« Très mauvais
théologien », précise-t-il cependant, se fichant en fait de lui-même, car
en bon Pataphysicien, Le T.S. Raymond Queneau ne prendrait aucun sérieux au
sérieux, fût-ce le problème du Mal.
Elisabeth Chamontin,
D.
(Article paru dans le Publicateur du Collège de ’Pataphysique n°27)