05 juillet 2017

Echet Hayil

À l’heure où l’on rend à Simone Veil les honneurs qu’elle mérite, et parce que sa mort m’a rappelé une époque très particulière de ma vie, comme elle a dû réveiller des souvenirs chez toute une génération de femmes, j’aimerais moi aussi lui rendre hommage.

Pour avoir subi en 1968 les affres d’une grossesse non désirée, et être donc passée par l’épreuve humiliante de l’avortement clandestin et risqué, j’avais adhéré au M.L.A.C. (Mouvement pour la Libéralisation de l’Avortement et de la Contraception) en 1973. Le M.L.F., qui soutenait aussi le droit à l’avortement, ne me convenait pas. Celles qui en faisaient partie se prenaient beaucoup trop au sérieux à mon goût, leurs discussions étaient interminables, rien de concret n’en sortait. Au M.L.A.C. au contraire on agissait, et j’avais besoin de mettre mes actes en conformité avec ma pensée. 

Stériliser les instruments, piquer dans le quart supéro-externe de la fesse, poser le spéculum, fixer le col de l’utérus avec la pince de Pozzi, le dilater progressivement avec des « bougies » souples de diamètres différents, jusqu’à l’introduction de la canule reliée à l’aspiration, voilà ce que je savais faire. C’était la méthode d’avortement par aspiration, dite « méthode Karman », qu’avec d’autres je pratiquai pendant plusieurs mois sur des femmes qui, la plupart du temps, nous étaient discrètement envoyées par le Planning familial. 

Cet organisme reconnu ne pouvait pas se permettre de braver ouvertement la loi sous peine d’être interdit, mais il nous aidait en sous-main, convaincu par le bien fondé et l’innocuité de la méthode autant que par le sérieux de notre pratique. Un copain dentiste avait même amélioré le système en anesthésiant le col comme une gencive, ce qui réduisait considérablement la douleur.

Ce n’était cependant jamais une partie de plaisir, et il nous fallait être fortes, surtout lorsque on s’apercevait au dernier moment qu’une patiente avait déjà fait d’autres tentatives, visibles à l’état de son col, qu’une seconde avait triché sur la date de ses dernières règles, qu’une troisième était envahie de morpions, qu’une autre enfin en était à sa dix-septième grossesse. La mienne, car j’étais enceinte, était cette fois désirée et mon ventre rassurait les patientes. Mais je faisais des cauchemars, disons… intéressants. Mon fils naquit en janvier 1974, la loi Veil fut votée un an plus tard ; nous avions vaincu et nous pouvions enfin nous arrêter. Double soulagement !

Puis, peu à peu, je compris ce que Simone Veil avait dû affronter. Oui, nous avions toutes fait preuve de force et de courage, à notre niveau, mais par son histoire, son rôle et sa vision, elle nous surpassait toutes.


רַבּוֹת בָּנוֹת, עָשׂוּ חָיִל;  וְאַתְּ, עָלִית עַל-כֻּלָּנָה.
de nombreuses filles ont été vaillantes, toi, tu les as surpassées toutes*

Dix ans avant ces événements, je me trouvais chez mon amie Nicole un vendredi soir. Les bougies du Shabbat allumées, nous étions à table et son père avait récité le אֵשֶׁת חַיִל (« Echet Hayil »), ce mystérieux poème acrostiche qui termine le livre des Proverbes : il regardait intensément sa femme, qui souriait en rougissant à cet hommage. Plus tard j’appris ce que signifiait « Echet Hayil » : la femme vaillante, la forte. Simone Veil est restée pour moi l’incarnation de la « Echet Hayil », celle qui ceint de force ses reins et arme ses bras de vigueur**.

En osant affronter les démons qui lui faisaient face, cette femme remarquable, autant par cette force que par son intelligence et sa beauté, remporta une immense victoire sur l’obscurantisme. C'est pourquoi sa lampe ne s’éteint pas la nuit***. 

E.C.

* Proverbes, 31, 29.
** Proverbes, 31, 17
*** Proverbes, 31, 18.