05 avril 2021

Monsieur Phosphore et la question du Mal





Oui, ce sont des démons. L’un descend, l’autre monte.
À chaque nuit son jour, à chaque mont son val,
À chaque jour sa nuit, à chaque arbre son ombre,
À chaque être son Non, à chaque bien son mal,

Oui, ce sont des reflets, images négatives,
S’agitant à l’instar de l’immobilité,
Jetant dans le néant leur multitude active
Et composant un double à toute vérité

Raymond Queneau[1] 

Le 28 août 1940, Raymond Queneau note dans son Journal[2] cette phrase énigmatique : « Bien embarrassé avec M. Phosphore ». Il s’agit d’un projet parmi d’autres auquel il travaille en pleine guerre, et dont l’ébauche, sous la forme d’un acte et demi d’une pièce de théâtre, vient de paraître[3], plus de soixante ans plus tard, illustrée de dessins de Jean-Marie Queneau.

Raymond Queneau note le 1er septembre qu’il a fait un nouveau plan de l’ouvrage, et le 3 qu’il « va s’y remettre », ce qui montre combien le sujet lui tient à cœur. Quel sujet ? Un sujet d’actualité et un sujet de tout temps, mais un sujet éminemment sérieux, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que du problème du Mal.

L’intérêt du Transcendant (c’est le cas de le dire) Satrape pour la Métaphysique est ancien, ses lectures en témoignent. De janvier à mars 1920 il s’est attaqué à la Bible et le 18 mai note dans son Journal « L’homme est le jouet de forces inconnues, aveugles et changeantes[4] ». En 1921, étudiant en philo, il est plongé dans Leibniz et note le 19 février « Je me suis lancé en peine métaphysique. Deuxième grande crise depuis le début de l’année[5]. » Durant toutes les années vingt il s’intéresse au gnosticisme, à la littérature hébraïque, à la théosophie, aux sagesses chinoise et hindoue, lit et relit Guénon, tout en se nourrissant parallèlement des Fantômas, de Léon Bloy, de Jarry, de Mac Orlan ou de Pawlowski. Il connaît aussi Les Rêveries d’un païen mystique de Louis Ménard, dans lequel figure un intéressant dialogue avec Satan, non sans rapport avec notre sujet. Il a déjà un bagage solide.

Dans les années 30, il complète ses connaissances avec du Guénon, encore, (Le Symbolisme de la Croix, Les États multiples de l’Être), des ouvrages sur la mystique de l’Islam, la pensée chinoise, la spiritualité hindoue, les mystères d’Eleusis, l’Ancien Testament, l’Apocalypse, les Évangiles apocryphes, et dévore en même temps moult livres scientifiques, philosophiques, littéraires, modernes ou classiques.

En 1940, Queneau a 37 ans et a déjà publié plusieurs romans majeurs. Mobilisé, d’abord dans un bureau puis en cantonnements successifs lors de la débâcle, il ne cesse à aucun moment de lire, et quelles lectures ! De quoi scandaliser quelques ubuniversitaires, jugez plutôt !

De l’existence de Dieu, de Lagneau, La Pratique de la Présence de Dieu, du frère Laurent de la Résurrection, Vie et enseignement de Sri Ramana Mahaishi par Narasimba Swami, L’Homme et le Sacré de Caillois, Le Livre des Dieux et du monde de Salluste, Evangelicum [sic] secundum Mattheum, Evangelicum [sic] secundum Marcum, tout ça en latin bien sûr, Le Mariage d’amour de St François de Sales de H. Bordeaux, L’Évangile de Lisieux de Zeller, Le Miracle inouï de Fatima de Castelbranco, Les Profonds Mystères de la Cabale divine de Gaffarel, Histoire d’une âme de Sainte Thérèse de Lisieux, sur laquelle il est très élogieux et qu’il cite longuement, Pensée pour chaque jour du mystique flamand Ruysbroeck, L’Imitation de Jésus-Christ de Lamennais, Le Cantique des cantiques par Pouget et Guitton… etc. etc.

Que cherche-t-il à travers ces lectures ? Pas seulement la satisfaction de son désir encyclopédique, ou la documentation nécessaire à l’élaboration de ses écrits, n’en déplaise à ceux que la publication du Journal avait un tant soit peu déstabilisés et qui préféraient glisser sous le tapis la poussière bondieusarde d’un auteur qu’on croyait jusque-là avoir à peu près cerné. Queneau, au moins pendant cette période troublée, « cherche la Vérité[6] ». Et il la cherche par tous les moyens, catholiques ou pas catholiques, oratoires ou laboratoires : prière du Notre Père en latin et en français, assistance aux vêpres, récitation du chapelet (il constate à cette occasion la « force de la répétition ») mais aussi pratique de la méditation transcendantale selon les coutumes hindoues.

À propos de la recherche de la « vérité » – il ne s’agit même pas de cela, au sens rationnel. Et ne pas oublier qu’il s’agit de la réalisation d’un état déjà réalisé (préexistant, intemporel).  Je ne cherche ni le salut, ni la libération, ni la béatitude ; je n’y avais jamais pensé. C’est la logique qui m’attira vers Dieu, c’est-à-dire la notion de vérité.

Que la Vérité puisse être atteinte – Ineffable ! – avec l’aide d’actes ou de dévotions, c’est ce que je n’aurais pu autrefois comprendre[7].

D’une lucidité et d’un « dégagement » étonnants vu la période qu’il est en train de vivre, Queneau ne se fait par ailleurs aucune illusion sur les Français en temps de guerre, leur versatilité, leur antisémitisme, leurs « putaneries ». Il observe le Mal en action et s’interroge.

C’est aussi ce que font les « personnages » de Monsieur Phosphore.

Quand apparaissent sur scène Lucifer, Satan, le Diable et l’éponyme Monsieur Phosphore, ni le temps ni l’espace ni le Mal n’existent encore. Ils sont dans l’état « préexistant, intemporel », que cherche à « réaliser » Queneau. C’est pendant qu’il travaille à Monsieur Phosphore, que le Transcendant Satrape écrit justement le fameux poème « L’explication des métaphores » qui éclaire ce dont il est question dans la pièce.

Si je parle du temps, c’est qu’il n’est pas encore,
Si je parle d’un lieu, c’est qu’il a disparu,
Si je parle d’un homme, il sera bientôt mort,
Si je parle du temps, c’est qu’il n’est déjà plus[8],

Ces quatre personnages, ou ces quatre aspects du même personnage, sont donc des anges au début du premier acte. Pas encore des démons. Lucifer est le plus beau d’entre eux, et son nom signifie en latin « porteur de lumière ». Satan ou en hébreu « l’adversaire » ou « l’accusateur », est l’envoyé de Dieu sur terre afin de « tenter » ou de tester Job puis le Christ et qu’on identifie à Lucifer. Le Diable ou Diviseur, également identifié aux deux autres, nous est déjà apparu dans Les Enfants du limon[9]. Enfin, histoire de mettre un peu de grec dans ces noms latins ou hébreux, Monsieur Phosphore, dont le nom est l’exact synonyme de Lucifer, n’est qu’un angelot, « tout petit », humble, naïf, droit, mais sensé et raisonneur, (il phosphore !), c’est-à-dire tout le portrait du héros Quenellien comme Pierrot dans Pierrot mon ami.

Que font ces anges ? Ils tirent les tarots[10], un jeu de lames inventé par Lucifer à la gloire de Dieu et qui résume tout l’Univers. Ce que leur annonce le tarot n’est pas bon. Le Temps, l’Avenir, le Mal, la Mort. Qu’est-ce donc que le Mal ? se demandent-ils.

Les réponses à cette question sont diverses. Le mythe de la chute des anges, qui en apporte une à laquelle Queneau fait là évidemment allusion, trouve son origine dans le livre d’Hénoch, livre non canonique qui commente librement Genèse, 6,1-4[11]. Deux cents « anges », épris des filles des hommes, s’unissent avec elles et en ont une descendance, les Géants. Dieu envoie quatre archanges pour les punir. Cette punition est décrite dans une vision d’Hénoch comme la chute d’astres brillants (d’où Lucifer) dans un gouffre. Tous les maux de l’humanité proviennent de cette faute.

Un appui biblique vient, fort heureusement pour les Pères de l’Église, renforcer cette histoire avec Isaïe, 14,12[12] et Origène peut attribuer la chute des anges à l’orgueil. Ce mythe, très utile à l’Église puisqu’il préserve la toute-puissance de Dieu en attribuant le Mal aux mauvais anges, serpent compris, tout en évitant le piège du dualisme, a fait couler beaucoup d’encre, et de peinture.

La Gnose, fondée, elle, sur le dualisme du bien et du mal, de l'esprit et de la matière, s’en est évidemment emparée : comme ce qui est imparfait ne peut émaner du parfait, le Mal et la matière ne peuvent provenir de Dieu, d’où la nécessité des anges déchus, et du premier d’entre eux, le démiurge, créateur de la matière.

Anatole France, dans La Révolte des anges, s’inspire de la Gnose et de Marcion[13] tout en adoptant un point de vue original. Le démiurge Yaldabaoth qu’il décrit et identifie à Yahvé est injuste et cruel, c’est son attitude qui a causé la chute des anges sur terre, d’où leur révolte contre lui. La vengeance finale de Lucifer est amplement justifiée. Le « prince de lumière » Lucifer remplace alors sur le trône l’« ange des ténèbres » qu’est Yaldabaoth, et Anatole France résout le problème de l’alternance par l’abdication réfléchie de Lucifer, constatant avec sagesse que c’est l’exercice même du pouvoir solitaire qui est la source du Mal.

Si Queneau s’inspire lui-aussi de la Gnose, il s’écarte nettement du mythe mais garde la même sympathie que France pour Lucifer : les anges de Monsieur Phosphore sont tout sauf des révoltés. Ils passent leur temps à louer Dieu et ne comprennent pas très bien ce qui leur arrive avec la Création. Ils ne désirent pas les filles des hommes mais savent parfaitement qu’on leur imputera cette faute. Ils répugnent à créer l’enfer et les supplices, mais s’y résolvent, du bout des ailes, par pure abnégation, obéissance, et amour de Dieu. Pourquoi donc sont-ils « punis » ?

Pour leur excès de monothéisme !

Lorsque, dans la scène IV de l’acte I, Lucifer apprend que la nature divine et la nature humaine fusionneront dans l’incarnation, il crie au blasphème, (Dieu mourir !) s’indigne, et refuse l’injonction de l'archange Michaël de s’incliner devant l’Homme. C’est parce qu’il applique à la lettre le « tu n’auras pas d’autre dieu que moi » que Lucifer est « puni ». « Je ne m’inclinerai pas, je ne suis pas un idolâtre » s’écrie-t-il avec courage à la fin d’une tirade qui est un vrai Credo[14]. À quoi le tout petit Monsieur Phosphore acquiesce. « Je ne m’inclinerai pas non plus ».

L’acte II de Monsieur Phosphore, inachevé, voit la chute des anges, tête la première, et reprend presque mot pour mot le poème des Ziaux intitulé « Lucifer parle », à ceci près que les cinq premiers vers sont dits par Lucifer, les quatre suivants – dont deux qui manquent dans le poème – par Satan, les trois suivants par le Diable, et le dernier par Monsieur Phosphore, avec une légère variante qui ne manque pas d’humour, ni d’humilité : « me voici diable, ou du moins diablotin. Je ne croyais pas tant faire ».

Mon désastre[15] écroulé transperce l’univers
Je m’effondre vaincu rabotant les Ténèbres
Autour de moi la nuit gicle en un pus noirâtre
Je fonce vers la boue et l’étreinte du Temps
Construit[16] dans le bourbier une Prison de Glace
Le Mal est donc présent il faut s’y habituer
J’aurai même à parfaire une œuvre fort inepte

            Mon corps déjà rougit comme les écrevisses
            Bouilli dans l’eau des pleurs de mon humanité
            Exsudant les opiats de tous les désespoirs

            Me voici diable… Je ne croyais pas tant faire
[17]

La scène III de l’acte II voit un passionnant débat théologique entre les quatre nouveaux diables. Et c’est le modeste diablotin monsieur Phosphore qui, par la force de son raisonnement, va contribuer de façon essentielle à ce débat, en réfutant logiquement tous les arguments de ses camarades.

Qu’est-ce que le Mal ? Ce n’est pas la révolte des anges, puisqu’elle est nécessaire au plan divin. Ce n’est pas non plus le péché originel car il permet l’incarnation[18] (« Tu en auras la tête écrasée », dit aimablement monsieur Phosphore au Diable, faisant allusion à la Femme écrasant celle du Serpent). Ce n’est pas le meurtre de Caïn, car il aimait Dieu, même s’il l’aimait mal. Ce n’est pas plus la masturbation (le « péché d’Onan ») car il n’y a pas de mal à se faire du bien et ce n’est pas pour cette raison qu’Onan est puni, mais pour avoir enfreint la loi qui lui enjoignait d’épouser sa belle-sœur. La conclusion s’impose :  sans la Loi, pas de Mal ! Ce qui renvoie cette fois à Saint Paul et à son Épitre aux Romains.

La Loi est-elle péché ? Pas du tout ! Mais je n’aurais pas connu le péché s’il n’y avait pas eu la Loi ; en effet, j’aurais ignoré la convoitise si la Loi n’avait pas dit : Tu ne convoiteras pas. 

La théologie est, on le voit, éminemment pataphysique. C’est sans doute la raison pour laquelle les fondateurs du Collège, sans parler de certains de ses membres récemment disparus, s’y sont tellement intéressés.

La pièce interrompue nous laisse hélas sur notre faim. Heureusement, comme toujours, Raymond Queneau avait soigneusement noté son plan : le troisième acte devait donc consister en la tentation du Christ[19] et son échec, le quatrième évoquant les temps modernes (vaste programme) et sans doute « l’énormité du Mal » à travers la guerre. À la fin, monsieur Phosphore, qui n’est pas un « mauvais diable » (ce qui rappelle Purpulan dans Les Enfants du limon) sera « sauvé » eu égard à son humilité. Queneau compte même le faire devenir théologien. 

« Très mauvais théologien », précise-t-il cependant, se fichant en fait de lui-même, car en bon Pataphysicien, Le T.S. Raymond Queneau ne prendrait aucun sérieux au sérieux, fût-ce le problème du Mal.

Elisabeth Chamontin, D.

(Article paru dans le Publicateur du Collège de ’Pataphysique n°27)




[1] Extrait du poème « L’Explication des métaphores », dans Les Ziaux, Gallimard 1943.

[2] Page 499. Toutes les citations du Journal de Queneau proviennent de l’édition Gallimard NRF 1996, intitulée Journaux 1914-1965, présentée et annotée par Anne Isabelle Queneau.

[3] Monsieur Phosphore, Raymond Queneau, Fata Morgana, janvier 2021.

[4] Journal, page 65.

[5] Ibid. Page 72.

[6] Page 426.

[7] Page 427

[8] Extrait de « L’explication des métaphores » poème paru dans Les Ziaux, Gallimard, 1943.

[9] Sous la forme de Purpulan, puis de Baidel. Cf. le Publicateur no 11, page 50. Notons que le personnage de Daniel découvre avec stupeur, dans ce roman, que le Mal est – aussi – l’œuvre de Dieu.

[10] À cette époque, Queneau s’amusait à tirer les cartes à ses amis, avec moins de succès, dit-il, que les lignes de la main, exercice dans lequel il excellait.

[11] Lorsque les hommes eurent commencé à se multiplier sur la face de la terre, et que des filles leur furent nées, les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles, et ils en prirent pour femmes parmi toutes celles qu'ils choisirent etc.

[12] Te voilà tombé du ciel, Astre brillant, fils de l'aurore! Tu es abattu à terre, Toi, le vainqueur des nations !

[13] Hérésiarque antijuif du 1er siècle selon lequel le dieu de l’Ancien Testament, implacable, est différent du dieu du Nouveau Testament, fait d’amour et de miséricorde. Excommunié en 144.

[14] Monsieur Phosphore, page 38.

[15] Le mot n’est pas choisi au hasard. Lucifer est, rappelons-le, l’astre brillant du matin, i.e. Ishtar ou Vénus.

[16] Construis et non « construit » dans la version de Monsieur Phosphore : coquille ?

[17] Poème « Lucifer parle », extrait des Ziaux, Gallimard 1943.

[18] C’est la théodicée de la felix culpa. O felix culpa quae talem et tantum meruit habere redemptorem , O heureuse faute qui nous a valu un si grand, si glorieux Rédempteur. (Exultet de la veillée de Pâques).

[19] Décrit dans les Évangiles, cet épisode distingue trois tentations du Christ par Satan : la première, transformer des pierres en pain, est identifiée par Queneau au Confort et au Socialisme. La seconde, se jeter du sommet du Temple pour voir si Dieu le protège, à la Science. La troisième, se prosterner devant le Diable pour obtenir le pouvoir suprême, à la Guerre et à la Puissance.

 

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