12 mars 2014

La tête de cheval


Cimetière des Batignolles.
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On sait que le mausolée de l'empereur Qin (IIIe siècle avant J.-C.) contient une «armée d’argile» enterrée, formée par plus de huit mille soldats de terre cuite accompagnés de plus de sept cents chevaux. On sait aussi que dans la mythologie nordique, le merveilleux Sleipnir chevauché par Odin peut franchir sur ses huit jambes la frontière entre le monde des vivants et celui des morts. Bref on sait le canasson volontiers psychopompe.

On ne devrait donc pas être surpris de se trouver nez à museau avec une tête de cheval dans un cimetière, serait-ce celui des Batignolles où reposent par ailleurs André Breton, Benjamin Péret et le Sâr Péladan. 
On l’est pourtant : posée sur une colonne, elle domine la sépulture de deux Papon, Léon et Andrée, qu’accompagnent du même côté Hélène Julliard et de l’autre côté Jamal R. Bouayad, ainsi qu’un mystérieux Olaf, vicomte Van Cleef, le seul des cinq qui n’ait aucune mention de naissance ou de décès, mais il reste la place pour les graver... plus tard. Un petit profil stylisé, au coin de l’œil duquel coule une larme, sépare les deux noms.

Sur la colonne chevaline, deux inscriptions rappellent vaguement quelque chose aux lettrés ou aux habitants du XVIe arrondissement voisins du Trocadéro, le «ou» n’étant pas exclusif et l’intersection des deux ensembles restant toujours possible.

Une face porte en effet les mots :  « Il dépend de celui qui passe que je sois une tombe ou un trésor », et l’autre : « Que je parle ou me taise, ceci ne tiens (sic) qu’à toi, ne viens pas sans désir ».

Cette faute d’accord dorée est irrémédiablement gravée dans le marbre noir. Personne ne semble l’avoir remarquée, pas plus Wikipedia, qui mentionne la tombe, que le site précieux que l’infatigable Philippe Landru consacre aux cimetières. Personne ne signale non plus que les deux inscriptions si malheureusement massacrées sont de Paul Valéry et n’en forment à l’origine qu’une seule, inscrite à l’un des frontons du Palais de Chaillot. Voici la citation rétablie dans son intégrité :
Il dépend de celui qui passe
Que je sois tombe ou trésor
Que je parle ou me taise
Ceci ne tient qu'à toi
Ami n'entre pas sans désir.
Paul Valéry parle ici de l’œuvre et non pas de la tombe : seul le lecteur ami peut la faire parler, en faire sortir des trésors. Sans sa curiosité, sans son désir, elle reste muette comme une tombe. Mais moi qui parle de la tombe comme d’une œuvre, et qui ne manque pas de désir, j’aimerais tant que celle-ci me livre ses trésors !

Détail d'un tableau d'Olaf Van Cleef
Elle l’a fait en partie : car Olaf Van Cleef existe, il est toujours vivant, c’est un peintre original, influencé par la mosaïque et le pointillisme, et surtout par l’Inde où il est connu et apprécié. Ses tableaux sont souvent rehaussés d’or et de pierres précieuses, qu’il connaît bien pour avoir été trente ans conseiller chez Cartier et appartenir à la célèbre famille de joailliers Van Cleef & Arpels, une famille décimée par les nazis. Son grand-père paternel Eduard Van Cleef mourut à Auschwitz. Son père Jack Van Cleef fut sous-lieutenant et résistant au maquis des Glières. Et par une terrible ironie de l’Histoire, sa mère se trouve être une cousine par alliance de Maurice Papon. Faut-il mettre ce fait en rapport avec la présence du même patronyme de l’autre côté de la tombe ? Ceci reste mystérieux, comme la présence étrange de cette tête de cheval.

Dans la mythologie hindouiste, une des incarnations de Vishnou, Hayashirsha, se présente sous la forme d'un homme à tête de cheval. Il descend au fond de l’océan pour y récupérer les Védas volés par deux démons, qu’il tue. Est-ce Hayashirsha qu’a représenté Olaf Van Cleef dans ce tableau ? Qu’importe. Il me plaît aussi que la Tête de cheval reste… nébuleuse.

2 commentaires:

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