19 octobre 2012

Mémoire et marathon

Les cent kilomètres de Millau
Bien qu’il fasse volontiers le jeune-homme, mon coiffeur a atteint un âge où, comme le dit Coluche, les bougies commencent à coûter plus cher que le gâteau. Mais il sait s’entretenir, et pas seulement d’un point de vue capillaire. Mon coiffeur est en effet marathonien. Il court avec ses copains chaque semaine, et participe aux grands événements annuels, tels les cent kilomètres de Millau. Cette année, ils se sont courus sous la pluie du cinquantième au dernier kilomètre. C’était dur, surtout pour les pieds. La peau des talons mouillés se fripait dans les chaussures, me dit-il, comme celle des doigts d’un bébé resté trop longtemps dans son bain. Aussi, une fois arrivé, après plus de quinze heures d’efforts, mon coiffeur a-t-il pensé à se réconforter avec ses potes plutôt qu’à appeler son épouse. Inquiète de l’état de sa mémoire, celle-ci l’a persuadé, à son retour à Paris, de se faire examiner par un neurologue. L’homme de l’art ordonna une IRM, pendant laquelle mon coiffeur, d’un naturel confiant et optimiste, s’endormit, malgré le bruit. Au réveil, on discute devant les clichés de l’IRM qui montrent un cerveau parfaitement normal : 
— Mais quand je l’envoie me chercher une baguette, il part, et il revient sans la baguette, explique madame. Alors, mon coiffeur, au neurologue : 
— Que voulez-vous, quand j’étais petit, on n’a pas arrêté de m’inculquer que Marignan, c’était 1515, et ça je ne l’oublie pas. Si vous pouvez m’enlever Marignan de la tête et mettre la baguette à la place, je suis d’accord !

12 octobre 2012

Nobel de la paix, suite

Montage E. C.
Le point Godwin a été atteint brillamment ce soir à la table familiale, par M., qui a avalé son crumble de travers en entendant Marine le Pen dire que l'Union européenne était le premier facteur de désunion et fustiger le comité Nobel qui l'avait couronnée.

— Oui, déclara-t-il avec emphase au poste de télé. C'est sûr qu'ils auraient pu l'attribuer à Hitler à titre posthume !

Prix Nobel de la paix

— Tu as entendu ? dis-je à M. qui s'occupe des courgettes dans la cuisine. Devine à qui ils ont donné le prix Nobel de la paix !
— Je ne sais pas dit M.
— À l'Union européenne !!!
M. réfléchit un instant.
— C'est normal, me dit-il, ils ne pouvaient décemment pas lui donner le Nobel de l'économie.

02 octobre 2012

Queneau de la Vergondère, ou le Chiendent mongol

En vacances en Ardèche à la mi-septembre, j’entendis un jour, pendant la sieste, M. pousser un cri. — « Viens voir ! » Je me penchai sur l’écran du petit PC portable qui affichait la page Wikipédia consacrée à Queneau, et mes cheveux se dressèrent sur mon crâne. 

J’y lus que mon auteur préféré était né à Montpellier en 1902, mort à Paris en 1980 à l’âge de 78 ans, que ses langages d’écriture étaient le français, le japonais et l’allemand, qu’il s’appelait en réalité « Queneau de la Vergondère », et que c’est lors d’un voyage en Mongolie qu’il avait écrit Le Chiendent !

Que faire ? J’interviens, de temps à autre et sous différents pseudonymes, sur des articles de Wikipédia. Il m’aurait donc été possible en théorie de rectifier l’article, mais les ondes Wifi de nos voisins, pour pénétrer jusqu'au PC portable, doivent traverser l’épaisseur des murs de pierre ardéchois, ce qui rend notre connexion de vacances aussi précaire qu’aléatoire. 

Ayant retrouvé à Paris des conditions plus confortables, j’ai pu constater que la vérité historique avait plus ou moins repris ses droits et que l’article avait été remis dans un de ses états initiaux par un Michel-Georges Bernard, lequel précisait être intervenu à la suite d’une « plaisanterie ». 

Une plaisanterie ? Il suffit de se pencher sur l’historique et les discussions archivées par Wikipédia pour voir que son auteur, un certain « Senuoy97 », nouveau sur Wikipédia, l’avait renouvelée à plusieurs reprises avant d’abandonner — définitivement ? nous ne sommes que le 2 octobre — vers le 30 septembre. 

D’autres intervenants invoquaient des « corrections de date par un IP sans source ». En effet, pour corriger un article, surtout s’il s’agit de corrections de fond, pas de typo ou d’orthographe comme les miennes, Wikipédia impose que l’on soit identifié. C’est sans doute pour cela que notre plaisantin s’est enregistré sous le pseudonyme « Senuoy97 ». 

On peut noter que Senuoy donne Younes à l’envers, un prénom arabe qui ressemble très fort au prénom biblique Jonas, et que 97 peut tout aussi bien désigner une origine géographique dans les Dom Tom qu’un numéro d’ordre (le 97e Senuoy).  Mais tout cela ne nous mène à rien.

Parmi lesdits intervenants, un certain Arcane 17 annonce avoir « retiré de l’article » un « Paragraphe indémêlable » que voici : 
« Lors d'un voyage en Mongolie en 1932, à l'écart entre les langues parlées et les langues écrites, écart flagrant pour le grec moderne, mais très creusé aussi pour le français. Il précisera ces réflexions dans des articles sur le « néo-français », et les utilisera ici et là dans ses romans, comme le très fameux « doukipudonktan » ouvrant Zazie. Il y composa également son premier roman, Le Chiendent, qui fut publié en 1933. (Pour l'occasion fut créé le Prix des Deux-Magots). D'autres livres suivront, romans et recueils de poèmes, sans succès public dans un premier temps. » 
En effet, c’est non seulement indémêlable mais même indémerdable ! Sans doute le choix de la Mongolie pour remplacer la Grèce a-t-il été suggéré à Senuoy97 par cet extrait d’un texte de Michel Leiris, l’ami de Queneau : 
« Un autre trait qui me frappe chez lui, c'est son horreur de l'exotisme. Vous savez, bien sûr, qu'il n'aime guère les voyages, et cela peut surprendre puisqu'on lui connaît une curiosité inlassable à l'égard de toutes choses. Sans doute regarde-t-il l'exotisme — cette mythification de ce qui est étranger — comme une mystification pure et simple. » 
La mystification qui nous occupe, celle de Senuoy97, quel but poursuivait-elle ? Pourquoi s’attaquer à la bio d’un auteur français somme toute assez peu controversé de nos jours, pour y faire des modifications sans enjeu politique ni idéologique ni même littéraire ? Et s’il y a plaisanterie, qui fait-elle rire et de qui se moque-t-on ? 

Intéressante question à laquelle pour le moment je ne vois qu’une seule réponse possible : monsieur Senuoy97 est prof de français dans un lycée, il prépare au bac littéraire une tripotée de boutonneux incultes qui ne savent pratiquer que le copier-coller pour rédiger leurs dissertes. Il cherche donc à les piéger la main dans le sac, et, pour cela, modifie les parties les plus « énormes » de la bio de Queneau sur Wikipédia,  source principale des boutonneux : son nom, ses date et lieu de naissance, les circonstances de la création de sa première œuvre. 

Si quelqu’un a une autre explication, je suis preneur ! 

Il ne me reste qu’à déplorer l’état de l’article français sur Queneau dans Wikipédia, même corrigé. Nulle mention de Janine Queneau, allusion à la « bibliothèque de la Pléiade » au lieu de l’encyclopédie, mention du Surréalisme et pas de la ’Pataphysique dans l’encadré de droite sur les mouvements, et j’en oublie. L’article en anglais est bien meilleur, il aurait suffit de le traduire pour éviter les bourdes. 

Quand donc les spécialistes français des études queniennes — et j’en connais un certain nombre — réaliseront-ils l’importance d’un article Wikipédia et la nécessité de participer à sa rédaction ?