07 juin 2012

Mercure

La lame 19 du tarot de Marseille
Dans les années soixante-dix, l’astrologie et les tarots étaient à la mode. Vêtue de noir avec une écharpe arc-en-ciel je tirais les cartes.
Au tarot astrologique, je découvris un enfant caché dans le couple d’une collègue. Et au tirage en croix, j’en fis gagner plus d’un au PMU.
Ma réputation avait gagné le bistrot d’en face dont la tenancière me fit mander un jour. L’estaminet puait la pisse et attirait les mouches.
Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre qu’un troquet excentré ne pouvait pas survivre. Mes cartes conseillèrent le déménagement.
Dix ans après, la dame ayant suivi ce conseil me reconnut dans son café du centre de la ville, et ne permit point que je lui règle ma bière.
Un mystérieux pendentif, que j’arborais avec componction, ajoutait encore à mon prestige. C’était du mercure enclos dans une bulle de verre.
Pourquoi du mercure ? Parce que c’est le métal attribué au signe des Gémeaux, et je suis justement de ce signe astrologique, c’est logique !
M. en avait rapporté de la fac dans un petit flacon —c’est en effet un métal liquide — ainsi que quelques tubes de verre minces et fragiles.
Avec un chalumeau, il avait déformé le verre. Puis il y avait introduit le mercure et refermé le tout en boucle en le chauffant à la flamme.
C’était un beau bijou, qui le cas échéant, formait aussi pendule au bout de sa chaîne. Je le portais au cou quand nous partîmes en vacances.
Nous étions quatre, dans la Lada pourrie de M., et il pleuvait à torrents. C’était sinistre. Nous approchions du col du Petit Saint-Bernard.
— Fais venir le soleil ! me demanda-t-on, car l’on croyait en mes pouvoirs. Et je sortis du jeu de tarots la lame dix-neuf, celle du Soleil.
Tout en balançant mon pendentif de mercure au dessus de la carte, je prononçai quelque formule magique incantatoire à l’intention du soleil.
Et tout-à-coup, deux événements quasi simultanés se produisirent, qui firent pousser des cris aux 3 occupants de la voiture, et à moi aussi.
Primo le ciel se troua, les nuées se dispersèrent, et le soleil apparut dans sa gloire. Secundo mon pendentif explosa, projetant le mercure.
Il y en avait partout. Nous nous arrêtâmes aussitôt pour recueillir les boulettes de métal avant qu’elles n’attaquent le châssis de la Lada.
Le phénomène fut expliqué aux enfants : la pression étant plus faible à 2188 mètres d’altitude, il se produit une surpression dans la bulle.
En effet, celle-ci étant hermétiquement fermée, la pression extérieure et la pression intérieure ne pouvaient s’équilibrer, d’où explosion !
Et le soleil ? Ah, le soleil… Eh bien, il est assez fréquent que le temps soit différent des 2 côtés d’un col. La montagne arrête la pluie !
Ces explications scientifiques furent accueillies certes avec respect mais aussi avec de la méfiance. Quand-même, on m’avait bien vu faire !
Je ne tire plus les tarots ni ne fais venir la pluie ou le soleil. Non que j’aie perdu mes pouvoirs, mais parce que les gens y croient trop.
EC
Texte écrit en 21 × 140 caractères. Pourquoi 21 et pas 22 comme le nombre de lames du tarot ? Parce qu'il y a une lame, justement, qui ne porte pas de numéro, et qui sous-tend l'ensemble du récit. 

5 commentaires:

  1. ...toujours aussi brillante, chère Elisabeth !!!
    Jacques Theillaud

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  2. Et toute cette histoire se termine sans qu'on ait même eu besoin de recourir au mercurochrome!

    2 188 mètres d'altitude, c'est pas l'Everest mais c'est bas.

    Bravo Élizabeth!

    Zéo Zigzags ¦-)

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  3. Je ne tire plus les tarots ni ne fais venir la pluie ou le soleil. Non que j’aie perdu mes pouvoirs, mais parce que les gens y croient trop.

    C'est exactement ça.

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  4. Moi je m'y mets! ( merci Italo Calvino et son Chateau des destins croisés.
    Caroline

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  5. Moi je m'y mets. Il faudra se faire une séance commune bientôt.
    Caroline

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